ThéâtreL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Svetla Atanasova
Sophie et Tamara, c’est un plaisir d’échanger avec vous aujourd’hui! Vous êtes toutes deux des femmes de théâtre diplômées de l’École nationale du théâtre du Canada – Sophie, en mise en scène, et Tamara, en écriture dramatique. Comment avez-vous eu la piqûre pour cette discipline artistique, et est-ce dans le cadre de vos études que vous avez commencé à collaborer artistiquement?
S.G.: «J’ai toujours adoré l’art! Quand j’étais jeune, je voulais être écrivaine ou cinéaste. Mais quand j’avais une caméra dans les mains, je ne savais pas quoi faire. Je n’avais aucune impulsion pour créer. Lorsque je me suis retrouvée dans un théâtre, j’ai compris que je pouvais créer et imaginer des mondes. Le théâtre a quelque chose de très direct, de très humain.»
«Je savais qui était Tamara, car il n’y a pas beaucoup d’Asiatiques à l’ÉNT, surtout dans la section francophone, qui aime faire des réécritures de classiques. Je l’ai donc invitée à travailler avec moi sur ce projet. J’ai toujours des idées et je sais pertinemment ce que je veux dire, mais je ne me considère pas comme une autrice. Tamara est apparue essentielle au bon développement de Bonnes Bonnes.»
T.N.: «J’ai toujours écrit, mais je n’ai jamais pensé pouvoir vivre de ma plume. Avant d’entrer à l’ÉNT, j’étais en train de préparer une maîtrise en philosophie sur le rôle politique des arts. Je m’intéressais particulièrement aux écrits de Martha Nussbaum, qui se servait de grands romans américains pour enseigner la philosophie morale à des étudiant·e·s en droit. Avant de plonger là-dedans, je me suis dit que je pourrais quand même tenter le tout pour le tout et postuler à l’École nationale de théâtre du Canada en écriture dramatique. Autant dire que ma maîtrise a pris le bord.»
«Sophie et moi ne nous sommes malheureusement pas croisées pendant nos études; mais nous nous sommes rencontrées plus tard!»
Dès le 11 avril, vous présentez sur la scène du Théâtre Aux Écuries le spectacle Bonnes Bonnes que vous avez coécrit, et dont la mise en scène a été assurée par Sophie Gee. Sur scène, trois femmes d’origine chinoise se réunissent autour de l’adaptation de la pièce Les bonnes de Jean Genet que l’une d’entre elles a réalisée. C’est pour elles l’occasion de discuter «sans complexe de leur enfance, de leur rapport amour-haine à la blancheur, de la colonisation de leur esprit, mais tout autant de la télévision chinoise, de la sauce chili, des rituels… et du best-seller Crazy Rich Asians». Pouvez-vous me parler de l’idéation de ce projet?
S.G.: «J’ai découvert Les Bonnes de Jean Genet il y a presque vingt ans. La pièce m’a fortement marquée par ses thématiques. Ce que je voulais faire avec celle-ci a beaucoup évolué au fil des années, mais j’ai toujours voulu refaire Les Bonnes avec des femmes asiatiques. Je voulais parler du désir d’être blanche, dans la vie personnelle et professionnelle, et travailler un classique français en tant que femme chinoise. Le concept de vengeance m’attirait beaucoup aussi…»
«Avec l’augmentation de la puissance financière de la Chine, je voulais également faire ressortir un sentiment de fierté et le lier à quelque chose de plus effrayant. Voir le capitalisme comme une revanche. Le système ne change pas, il y a juste un nouveau groupe de gens au pouvoir.»
T.N.: «Sophie m’a approchée alors qu’elle était en phase d’exploration sur le texte original de Jean Genet. On avait dans l’idée de faire des coupures, de réécrire certains passages et d’en traduire d’autres en mandarin. On a cependant vite réalisé que c’était impossible en raison des droits d’auteur. La solution s’est alors imposée d’elle-même: réécrire Les Bonnes au grand complet!»
«Et ça nous a donné une liberté folle. On a pu mettre au goût du jour les enjeux et les adapter à la réalité des femmes chinoises. On a pu changer la fin également.»
«Les discussions qu’on a eues autour de l’adaptation nous sont vite apparues aussi pertinentes que la réécriture elle-même, et c’est ce qui a donné Bonnes Bonnes: trois femmes chinoises qui se réunissent autour de l’œuvre de l’une des leurs, qui la regardent, qui débattent, qui s’enflamment, qui cuisinent leurs émotions.»
Et alors, comment avez-vous amorcé le travail de coécriture? On est curieux de savoir comment vous vous êtes organisées pour mettre vos idées sur papier ensemble, et comment vous avez abordé la question de la deuxième génération d’immigrants chinois vivant au Canada – avec, donc, la double-culture qui les caractérise…
S.G.: «Au début, j’ai demandé de l’aide à Tamara pour réimaginer Les Bonnes, parce que c’est un classique et que, dans mon cas, je suis trop respectueuse de l’œuvre originale lorsqu’il faut faire une adaptation! «Il faut tuer le père quand tu fais une réécriture», comme on dit! Mais c’était difficile pour moi. Donc, j’ai engagé un assassin! :)»
«Nous avons alors décidé de réécrire complètement la pièce, de manière presque satirique, en quelque sorte. Nos rôles ont alterné tout au long du processus d’écriture. Tamara s’occupait des sections «les Bonnes» et moi des «chili girls», et inversement. J’ai des idées, mais c’est Tamara qui sait les réaliser de façon dramatique. Elle était aussi avec nous pendant nos résidences et répétitions.»
T.N.: «La majeure partie de mon travail a été l’écoute des conversations entre Sophie, Meilie et Charo et à les retranscrire. Il a bien sûr fallu ajouter une bonne dose de conflits et de drames, mais les tensions étaient claires dès le départ. Même si les actrices ont chacune leur identité chinoise en commun, beaucoup de choses les séparent. Leurs expériences d’immigration sont très différentes. Leur rapport au Québec aussi.»
«Et ce qui m’a le plus inspirée, c’est la complexité de leurs parcours. C’est une chance que celle d’avoir sur scène trois femmes asiatiques qui ne sont ni des figures silencieuses ni des copies l’une de l’autre. Chacune d’elles porte une parole unique.»
Sophie, tu es également l’une des trois comédiennes sur scène, accompagnée de Charo Foo Tai Wei et Meilie Ng. Peux-tu nous glisser quelques mots au sujet du travail interprétatif et de la dynamique de jeu qui s’est créée sur scène lors des répétitions?
S.G.: «Dans le spectacle, il y a trois groupes des femmes: Claire et Solange, des personnages issus de Les Bonnes; des femmes chinoises qui travaillent dans une usine; et Meilie et Charo, deux artistes chinoises qui se retrouvent dans un théâtre pour voir le travail de Sophie – son adaptation de Les Bonnes – et pour cuisiner une sauce chili ensemble.»
«Dans le premier groupe, Les Bonnes, les personnages féminins sont exagérés. Elles sont dans un monde de blanc, un monde qui souhaite adapter ce classique théâtral, mais ça ne «fit» pas; c’est comme un mauvais doublage. Dans le deuxième groupe, les ouvrières, c’est le mouvement qui a poussé l’exploration artistique autour des corps de ces femmes chinoises en tant que “main-d’œuvre bon marché”.»
«Dans le dernier groupe, les chili girls, on est plus nous-mêmes; on a ajusté le texte pour que les personnages parlent comme nous. Il y a eu beaucoup d’écriture de plateau. Il faut savoir que, pour Charo et moi, le français n’est pas notre langue maternelle, donc on a ajusté le texte pour qu’il soit au plus proche de nos réalités culturelles.»
«Au fur et à mesure que l’histoire progresse, ces trois niveaux des femmes chinoises commencent à se mélanger.»
Et alors, pour terminer, quelles émotions et/ou réflexions aimeriez-vous éveiller chez les spectateurs qui assisteront à Bonnes bonnes?
S.G.: «Je pense qu’il va y avoir deux groupes distincts pour ce spectacle: des spectateurs issus de la diversité culturelle et des Caucasiens. Pour ceux issus de la diversité, j’espère qu’ils comprendront les émotions qu’on souhaitait mettre de l’avant dans le spectacle, surtout celles qui sont en lien avec la laideur et la honte, et aussi qu’ils seront touchés par la guérison que les femmes de la pièce essaient de faire. Pour les Caucasiens, je souhaite qu’ils comprennent que les blessures du racisme durent longtemps, et ce, même si ce sont des micro-agressions, et que les sentiments d’un groupe culturel peuvent être très variés et complexes.»
T.N.: «En somme, j’espère que les gens sortiront de la salle en emportant une part de nos réflexions avec elleux, que ce soit les questions sur la montée en puissance de la Chine, ou celles sur le racisme intériorisé. Mais plus que tout, j’espère que le public vivra une expérience cathartique, qu’iels ressentiront toute la colère des interprètes, la brutalité de leur besoin de vengeance, la beauté de leur sororité.»
La pièce «Bonnes Bonnes» est présentée du 11 au 22 avril au Théâtre Aux Écuries pour un public de 14 ans et plus. Procurez-vous vos billets au coût de 28 $ (régulier) ou 18 $ à 25 $ (réduit) ici. Pour lire nos précédents articles «L’entrevue éclair avec» et faire le plein de découvertes, consultez le labibleurbaine.com/nos-series/lentrevue-eclair-avec.
*Cet article a été produit en collaboration avec Théâtre Aux Écuries.
La pièce «Bonnes Bonnes» en images
Par Svetla Atanasova