LittératureDans la peau de
Crédit photo : Hélène Claveau
Valérie Jessica, c’est un plaisir de faire ta connaissance. Tu es photographe, designer graphique et autrice, on peut en quelque sorte dire que tu es une vraie touche-à-tout! Qu’est-ce qui t’attire et t’inspire dans le fait de t’exprimer par le biais de disciplines artistiques aussi variées?
«C’est une solide équipe entre les différents moi qui se soutiennent les uns les autres. J’ai l’impression que c’est tout simplement logique, au même titre qu’un pro des rénovations peut plâtrer comme refaire la tuyauterie. En fait, je n’ai qu’un seul métier, celui de rendre l’information la plus claire et la plus belle possible avant de la partager. C’est une harmonie des données, le confort du retrait de toute saleté dans le message.»
«Le désordre dans les communications m’occasionne une véritable souffrance. Il m’est arrivé de reproduire proprement des questionnaires avant d’être capable de les remplir, tant leur laideur et leur irrégularité m’affectent. À l’opposé, une bonne hiérarchisation des éléments, combinée à un rendu agréable artistiquement parlant, peut parfois provoquer un sentiment d’exaltation chez moi. C’est comme ça depuis la petite enfance et j’ai d’ailleurs de très clairs souvenirs de moi, en maternelle, critiquant les feuilles photocopiées dont on avait depuis longtemps perdu l’original.»
«Pouvoir contrôler toutes les parties amusantes du processus rend celui-ci encore plus stimulant. Je garde le travail “plate” pour la sous-traitance. Quand je mentionne ça au responsable des tâches d’arrière-plan qui ne sont pas visibles, il dit en riant que c’est mon travail qui est “plate”!»
Par ailleurs, toi-même autiste, tu es très engagée pour la cause: tu es porte-parole de la Fédération québécoise de l’autisme, et tu publies des capsules sur ta page Facebook – qui compte d’ailleurs 23 000 abonné∙e∙s – et ton compte Tik Tok –qui totalise 207 000 abonné∙e∙s – pour sensibiliser les gens à cette condition! Parle-nous un peu de tes motivations et des bienfaits que tu tires de ton implication?
«Au départ, en écrivant seulement, je ne voulais que me confier dans l’anonymat, sans jugement, et partager les défis rencontrés. Je me disais que si j’avais 100 abonnés avec qui discuter, ça allait me fournir les interlocuteurs dont j’avais besoin pour faire le ménage dans ma tête. Je n’avais pas les outils pour me permettre de communiquer sur ma différence avec les gens autour de moi. Les réponses parfois malsaines que je recevais me retranchaient dans une sorte de honte qui n’avait pas lieu d’être. Je me cachais.»
«Rapidement, ces abonnés sont devenus source de motivation et de réponse. Combinés avec l’aide de professionnels qui m’offraient enfin des pistes de solutions adaptées à mes besoins, les possibles de ma vie se sont présentés comme une nuée de choix. Il fallait que je partage le trésor découvert.»
«Ça me fait du bien, ça fait du bien aux autres, c’est extrêmement valorisant, mais d’une manière saine. Je suis maintenant assez solide pour vivre et aussi m’exprimer comme je le veux, hors des réseaux. Je me sens bien. Je peux continuer d’apprendre, partager ces connaissances au fur et à mesure, et c’est créatif. Et surtout, je suis libre d’être authentique.»
Ce mois-ci, ton livre Asymétrique est paru chez Libre Expression. Il s’agit en fait de la suite de Méconnaissable (2020): la narratrice – une préadolescente «différente» des autres – est ramenée chez elle après avoir fugué et tente de connecter avec des gens qui ne lui ressemblent pas, ce qui lui permet de cheminer et d’apprendre énormément alors qu’elle découvre ses propres forces et habiletés. D’où t’est venue l’inspiration pour cette histoire?
«J’ai côtoyé énormément de personnes handicapées au fil de ma vie. Mon frère vit avec un handicap, et je m’implique dans de nombreux projets et événements de sensibilisation, de loisir ou de sport autour de cet univers. Je ne peux pas raconter l’expérience exacte qui a déclenché la mise en place de l’intrigue, car cela révélerait peut-être une portion du livre que je souhaite conserver en surprise, mais mes interactions avec la différence ont été riches en inspiration, surtout celles dans lesquelles je ne faisais pas les bons choix ou n’avais pas les bonnes réactions.»
«J’aime me servir de ce qui auparavant me faisait honte comme d’un levier positif vers le progrès. Il n’est pas utile de filtrer le soi qu’on met de l’avant; je veux exister tout au complet, avec mes succès et mes échecs, et c’est l’ensemble de ceux-ci qui ont été le moteur créatif de cette histoire.»
Comment as-tu fait pour être aussi précise que possible dans ta représentation d’un personnage issu de la neurodiversité: outre ta propre expérience, y a-t-il des documents, des livres ou même des témoignages de gens que tu as rencontrés qui t’ont aidée dans ton processus de création?
«Pour ce qui est du personnage de l’héroïne, je dois admettre que je lui ai carrément prêté mon cerveau pour qu’elle vive son aventure (fictive) comme si elle baignait dans mes perceptions (réelles). Je n’avais pas à réfléchir, je n’avais qu’à laisser couler l’évidence.»
«Le personnage important qu’elle côtoie au fil de l’histoire vit une réalité très éloignée de la mienne. Pour développer sa personnalité, ses traits, ses envies et son ressenti et aussi pour bien décrire le fonctionnement particulier de sa condition, j’ai consulté plusieurs personnes, des non-voyants, des professionnels en réadaptation, un travailleur social œuvrant auprès des non-voyants et j’ai aussi visionné tout ce que je pouvais trouver sur AMI-télé à ce sujet.»
«J’ai eu accès à de la documentation et à des outils pour les explorer et les manipuler (comme la canne blanche), surnommée “la guimauve” dans le milieu. Cela m’a permis de ne pas tomber dans les clichés et de conserver une image représentative de la vie d’un adolescent non-voyant. Traiter cette différence comme je souhaite que la mienne le soi était impératif.»
Et alors, à court ou moyen terme, quels sont tes prochains projets en lien avec la sensibilisation à l’autisme et/ou la création artistique?
«J’ai deux gros projets. Dans le cadre de mon emploi de designer graphique, j’ai été approchée pour la mise en page d’un guide pour l’emploi des personnes autistes, le plus gros et le plus pertinent ayant été créé jusqu’à maintenant.»
«Rapidement, nous avons réalisé que j’allais aussi être celle qui serait responsable de la plupart des textes, travail qu’il n’était pas question que j’accomplisse seule. La responsabilité était trop grande, car cela aura un impact direct sur l’employabilité des personnes autistes, et pas seulement au Québec. Nous travaillons donc à quatre, tous avec des profils totalement différents, réunis pour former un tout solide.»
«Mon deuxième projet est bénévole. En français, il existe de nombreux sites qui expliquent l’autisme et deux d’entre eux, selon moi, sont très complets. Mais il n’existe rien d’aussi vaste pour les personnes qui voudraient avoir accès à de l’information plus simple à comprendre.»
«Le site autisme123.com couvrira tous les sujets, mais sera beaucoup plus accessible. C’est un exercice particulier que de se forcer à simplifier, cela permettra à plus de personnes de comprendre l’autisme. Pour ce projet, j’ai engagé une jeune autiste, étudiante universitaire, pour m’aider. Je redonne ainsi à la communauté.»