LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : David Boily (Alexandre Sirois) et Tous droits réservés (Alexandre Couture Gagnon)
Alexandre Couture Gagnon, vous êtes professeure agrégée à l’Université du Texas Rio Grande Valley aux États-Unis et, de plus, spécialisée dans l’analyse des politiques états-uniennes; et vous, Alexandre Sirois, vous êtes éditorialiste à La Presse – quotidien dont vous avez d’ailleurs été correspondant à Washington de 2003 à 2006. Vous qui avez été plongés dans la société américaine, ses valeurs, sa culture, comment décririez-vous cette puissance mondiale en quelques lignes?
A.C.G. «Les politiciens américains ne sont pas représentatifs de la population: ils sont plus polarisés que leurs électeurs et jouent sur les extrêmes de la partisanerie. Aussi, la politique fédérale (nationale, comme on dit aux États-Unis) ne montre qu’une partie du pays. Ce qui se passe au niveau local ou étatique est souvent annonciateur du futur de la politique du pays.»
A.S. «Dans un des échanges avec Alex, je cite le premier discours d’investiture de l’ancien président démocrate Bill Clinton. “Il n’y a rien de mauvais en Amérique qui ne puisse être guéri par ce qui est bon en Amérique”, avait-il dit. C’est une belle façon de résumer, en y ajoutant une touche d’optimisme, le fait que la première puissance mondiale est capable du meilleur comme du pire, ce qu’elle nous démontre depuis longtemps.»
«Je tiens à souligner que c’est aussi un pays profondément inégalitaire, ce que nous considérons comme l’un des symptômes du délire actuel.»
Arrêtez-nous si on se trompe, mais il nous semble bien que c’est la tentative de coup d’État de Trump après sa défaite aux élections de 2020 qui a été le déclic pour vous lancer dans l’écriture de l’essai Le délire de l’empire américain, paru le 22 septembre aux Éditions La Presse! En quoi ces événements vous ont personnellement marqués, et en quoi vous ont-ils donné l’impulsion d’analyser en profondeur ce qu’il se passait chez nos voisins américains?
A.C.G. «Les politicologues n’avaient pas prévu l’élection de Donald Trump en 2020. Son élection surprise a forcé les observateurs de la politique américaine à s’interroger sur les facteurs qui ont permis son élection et le soutien de sa base indéfectible malgré les scandales. Trump est le porte-étendard du phénomène populiste aux États-Unis et, s’il n’est pas réélu, un personnage du même acabit risque de l’être. Pour le Québec et le Canada, les conséquences sont tangibles.»
A.S. «Je dirais que le phénomène Trump dans son ensemble nous a poussés à nous précipiter au chevet des États-Unis pour échanger sur ce qui était en train de se produire, sur les raisons pour lesquelles cet accident de train au ralenti avait lieu et sur ce que ça laissait présager pour l’avenir.»
«Mais vous n’avez pas tort, la tentative de coup d’État a été la goutte qui a fait déborder le vase et qui a rendu d’autant plus urgent le projet que nous envisagions. Comme plusieurs, je suis encore traumatisé par ce qui s’est passé ce jour-là à Washington.»
Et alors, comment les connaissances de chacun ont pu être complémentaires pour «explore[r] tous les enjeux majeurs auxquels est confronté le pays: du déclin de la démocratie à la polarisation extrême, en passant par les inégalités et, bien sûr, le cauchemar du trumpisme»? On est curieux aussi de comprendre de quelle façon vous avez procédé pour richement documenter et analyser la situation de ce pays!
A.C.G. «Sans Alexandre Sirois, il n’y aurait pas eu de livre. C’est lui qui a eu l’idée d’un ouvrage à publier avant les primaires de novembre 2022. J’étais enchantée qu’il me contacte, parce que je me demandais au même moment comment débouter certains préjugés et comment expliquer des aspects de la politique américaine qui ne cadrent pas dans un reportage. Alexandre nous a forcés à rester concentrés sur un enjeu à la fois, à écrire ce qui compte vraiment pour comprendre un dossier rapidement.»
A.S. «Vous savez, le fameux dicton, “deux têtes valent mieux qu’une”… C’est vrai! Lorsque j’ai lancé cette idée, j’étais fermement convaincu que je devais le faire sous forme d’échanges. Et Alexandre Couture Gagnon, qui habite au Texas depuis sept ans et étudie la politique américaine depuis plus longtemps encore, était un choix qui s’imposait. Je la remercie d’avoir accepté, d’ailleurs. Il faut vous le dire: nous ne nous connaissions pas avant ce projet!»
«Mais en fait, c’est un trio qui a accouché de ce livre. La caricature originale de Serge Chapleau qui orne notre essai est une œuvre originale, sur le thème de nos échanges.»
À la lumière des événements récents sur fond de guerre en Russie, y a-t-il des données supplémentaires que vous considéreriez ajouter à votre livre (pour une prochaine édition, peut-être?), et, si oui, quelles sont-elles?
A.C.G. «Les observateurs de la politique américaine se plaignent depuis longtemps que les États-Unis ont cessé la promotion de leurs valeurs sur la scène internationale et sont moins impliqués dans l’amélioration de la démocratie mondiale. Or, l’invasion de l’Ukraine est un rare cas où la polarisation des élus américains ne joue pas: il y a un consensus selon lequel les États-Unis doivent aider l’Ukraine à défendre son territoire et ils contribuent énormément monétairement et politiquement.»
«La diplomatie américaine restera-t-elle présente en Europe après la guerre? Quels conflits s’envenimeront ou s’apaiseront parce que la Russie est accaparée en Ukraine et affecte la quantité offerte de pétrole? Si un républicain à la Donald Trump est élu président en 2024, utilisera-t-il cette guerre pour changer d’autres alliances internationales?»
A.S. «En politique américaine, en l’espace de 24 heures, il peut se passer tellement de choses qu’il y aura assurément, au cours des prochains mois, des événements sur lesquels nous voudrions nous prononcer en lien avec le délire que nous évoquons. À commencer par l’annonce éventuelle de la candidature de Donald Trump pour la présidentielle de 2024. Se lancera-t-il ou pas?»
«Avant même cet événement marquant, voyons voir ce qui se passera lors des élections de mi-mandat. Les républicains réussiront-ils à s’emparer du contrôle du Congrès américain? Les mois et les années à venir, aux États-Unis, s’annoncent déjà mouvementés.»
Si vous deviez à nouveau unir vos forces pour parler d’un autre sujet géopolitique ayant ou pouvant avoir un impact majeur sur notre pays, quel serait-il? On aimerait bien savoir ce qui peut influer sur le cours des événements de celui-ci à court ou moyen terme, selon vous…
A.C.G. «Les mouvements migratoires vont s’amplifier, et ce qui se passe à la frontière sud des États-Unis (notamment au Texas, où plus de deux millions de personnes ont été appréhendées par les autorités d’immigration en une année fiscale) ne s’arrêtera pas de sitôt. Cette migration nous force à interroger nos valeurs morales et chamboule le contrat social. Il y a des conséquences politiques pour tous les paliers de gouvernement aux États-Unis. Pour l’instant, le Québec et le Canada sont peu touchés, mais cela risque de changer.»
A.S. «La façon dont va continuer de déployer la puissance de la Chine dans le monde. Ce géant, endormi pendant longtemps, veut désormais reprendre la place qui, estime-t-il, lui est due. Vous vous souvenez comment on parlait, il y a une trentaine d’années, de la “fin de l’histoire”, du triomphe de la démocratie et des valeurs libérales…»
«C’est tout le contraire auquel on assiste aujourd’hui. Le fait est que la Chine ne cache plus ses pouvoirs. Ni son ambition de dominer le monde, bousculant ainsi l’hégémonie américaine. Attention, danger!»
«Alex, on se lance dans un tel projet?»