LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Chloé Charbonnier
Joëlle, nous sommes bien contents de faire votre connaissance! En plus d’être professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, vous êtes également documentariste, activiste, chercheuse et artiste engagée. On est curieux de savoir: comment expliquez-vous cette telle variété de centres d’intérêts qui vous caractérisent, et comment faites-vous pour porter autant de chapeaux?
«Ah! C’est parce que ma vie professionnelle et communautaire ne s’est pas limitée à mon parcours universitaire! En tant que personne queer, je me suis impliquée dans plusieurs organismes communautaires au fil des années.»
«Dans le cadre de mon travail, je privilégie la méthode de travail qu’est la recherche-création. Je réalise des films (documentaires, essais). Le point de rencontre de tout ça, c’est vraiment ma posture queer qui est à la fois politique, esthétique, culturelle, communautaire et théorique. Je m’inscris également dans une lignée théorique féministe qui réfléchit les savoirs situés.»
«Mes expériences de vie nourrissent mes recherches. C’est la même chose pour tous les êtres vivants: notre perception et notre expérience du monde façonnent nos actions et notre compréhension de celui-ci.»
Plus spécifiquement, vous vous spécialisez en études de genre, et vous vous intéressez aux enjeux liés à la représentation et à l’identité. Qu’est-ce qui vous allume particulièrement dans ces champs de recherche?
«Je m’intéresse à ce qui transite entre nous, à ce qui existe comme colle entre des membres d’une même société. C’est en partie ce qu’on retrouve dans la culture. La culture, c’est ce qu’on pratique au quotidien, c’est ce qu’on échange avec les autres, c’est ce qui constitue notre “bagage imaginaire”, nos référents externes à nos expériences vécues.»
«C’est entre autres grâce à celle-ci qu’on arrive à comprendre et à faire du sens sur le monde sans avoir “tout vécu”, par exemple. Je m’intéresse à la relation entre culture et société, et à comment l’une et l’autre s’influencent réciproquement.»
«L’identité, c’est un premier marqueur, c’est-à-dire qu’on prend conscience de notre existence propre dans la rencontre avec l’autre. Et une bonne partie de ces “rencontres” sont faites à travers des représentations (médiatiques, par exemple).»
«Bref, pour moi, c’est une petite boule de fils qui s’entremêlent. Quand on tire sur un fil qui dépasse, il y en a plein d’autres qui suivent. C’est un peu comme ça que j’entre dans l’univers des études culturelles.»
Le 12 avril, le livre Télévision queer que vous avez dirigé paraît aux Éditions du remue-ménage. Les auteurs et autrices qui y ont contribué abordent la question de la représentation LGBTQ+ à la télévision – au sens large du terme, c’est-à-dire dans les séries web, fictions ou talk-shows –, alors que c’est un courant de plus en plus à la mode. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’interroger la pertinence de ce mouvement, notamment vis-à-vis de cette volonté de «normalisation» des identités queer? Est-ce que l’objectif de représentation est atteint, selon vous?
«On observe en ce moment une augmentation de la représentation LGBTQ+ dans les représentations télévisuelles occidentales; plusieurs séries vont avoir un personnage secondaire ou principal qui, d’une manière ou d’une autre, se retrouvera ou s’identifiera sous l’acronyme LGBTQ+.»
«Cette augmentation crée un paradoxe, pour reprendre l’expression de Lynne Joyrich (2014). D’un côté, la télévision est une industrie, une business qui a pour but de faire du profit. Cette visée mercantile n’est pas nécessairement soucieuse de “faire la bonne chose”, mais cherche plutôt à accrocher son public: ça lui permet ainsi de fructifier.»
«D’un autre côté, la visibilité, c’est le nerf de la guerre quand vient le temps de parler de discrimination, et surtout de reconnaissance des droits. Que l’on parle de visibilité politique ou de visibilité médiatique, le fait d’être mis en contact avec des personnes issues de groupes historiquement marginalisés permet de transformer le monde dans lequel on vit et de le rendre – on le souhaite très fort – plus inclusif.»
«Ces transformations sociales, politiques et médiatiques amènent un changement dans les représentations télévisuelles. D’un côté, ça “marche” avec les publics; de l’autre, ça donne une représentation plaquée façon To do list, qui “distorsionne” les expériences vécues des personnes issues de cette communauté. En gros, on fait face à l’effet “double tranchant” de la visibilité.»
«Ainsi, le fait de voir et d’être vu.e, ça vient confirmer notre existence, et cette représentation est souvent cadrée de façon très précise et vient limiter notre même existence en indiquant qu’on peut être queer, mais juste “comme ça”.»
«L’intérêt du livre, c’est de se poser ces questions afin de voir où peut nous mener cette nuance quant au phénomène d’augmentation des représentations.»
Au fil des pages, votre collectif «montre tout à la fois les limites du média et ses possibilités pour mettre en scène des représentations queer radicalement subversives.» Qu’est-ce que cela signifie exactement, et d’où vous est venu ce constat?
«En nuançant notre perception face aux représentations, on s’éloigne d’une question un peu simpliste du style: “Est-ce une bonne ou une mauvaise représentation?”, afin de s’intéresser plutôt à “Qu’est-ce que cette représentation produit? C’est quoi son impact?”»
«De fait, lorsqu’on réalise des analyses de séries et qu’on tente de saisir ce qu’elles produisent “culturellement”, on arrive à comprendre les limites des représentations – comme je le mentionnais précédemment, ces fameuses représentations un peu plaquées qui, finalement, viennent limiter et stéréotyper l’existence/l’expérience LGBTQ+ – et entrevoir ce qu’on pourrait faire différemment.»
«En questionnant plutôt les cadres normatifs de la télévision et en nous réappropriant des récits dans une lecture de réception négociée et interrogative, peut-être pourrons-nous entrevoir des possibilités nouvelles et surprenantes.»
À court ou moyen terme, comment comptez-vous occuper cette année 2022? On aimerait beaucoup que vous nous partagiez quelques-uns des projets qui occupent votre tête et vos journées…
«Bien candidement, mon premier projet pour 2022, c’est du repos. Les dernières années ont été pour moi un véritable marathon professionnel où mon corps et ma tête n’ont pas tout à fait suivi. La pandémie ajoute son poids.»
«Dans le milieu de l’enseignement postsecondaire (comme partout, vous me direz), on est pas mal tou.te.s poqué.e.s des deux années et demie d’enseignement en ligne, en personne ou en hybride. J’ai un projet de film en cours, mais qui a été relégué au second plan depuis le début de la crise sanitaire. J’espère donc retrouver l’espace mental pour renouer avec la créativité et voir ce projet se développer.»
«Maintenant, j’avoue que cette expérience d’écriture m’a donné la piqûre. J’ai envie d’écrire à nouveau, en faisant un livre bien différent sur les “faires queer”. C’est quelque chose qui traverse de part et d’autre mon travail et mes recherches: ma façon de faire de la recherche est queer, ma présence à l’université est queer. Je m’inspire en grande partie de travaux en langue anglaise.»
«J’aimerais donc contribuer à développer ces réflexions, mais en français.»