«Le meilleur des mondes» d'Aldous Huxley au Théâtre du Trident – Bible urbaine

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«Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley au Théâtre du Trident

«Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley au Théâtre du Trident

La dictature du bonheur

Publié le 27 septembre 2021 par Maude Rodrigue

Crédit photo : Stéphane Bourgeois

Le Trident inaugure sa saison avec la présentation du classique d’Aldous Huxley, dont Guillaume Corbeil signe une adaptation mordante (Le Quartanier, 2019). Pour une première mise en scène sur la scène Octave-Crémazie, Nancy Bernier mise sur une utilisation de la vidéo jusqu’à saturation.

Dans ce «meilleur des mondes», les individus carburent à la satisfaction immédiate. Ils se «possèdent» en série, plutôt qu’ils-elles ne fassent l’amour. Le travail, érigé en dieu, compte plus que tout le reste. Quiconque voit sa motivation chanceler, son humeur se fissurer, peut heureusement compter sur le secours du soma: à la manière d’un fix qu’on procure à un toxicomane, la substance fait instantanément gravir quelques échelons sur l’échelle du bonheur, elle assure la stabilité et rend les cerveaux disponibles pour le travail. En lieu et place de la vie elle-même, les individus assistent à des représentations de «cinéma sensoriel» afin d’étancher leur soif de sensations.

Cette société est traversée par une division très nette parmi ses habitant.e.s, lesquel.le.s sont voué.e.s à l’immobilité sociale. Une hiérarchie s’établit à la source, au moyen du rationnement de l’oxygène fourni aux «embryons premium»: parmi tous les «futur.e.s contribuables» produits à la chaîne dans un centre d’incubation et de conditionnement, ceux et celles à qui incomberont les basses besognes de la société sont ainsi partiellement asphyxié.e.s et empêché.e.s d’atteindre leur plein potentiel.

Une minorité développera quant à elle des aptitudes lui permettant de camper une position de privilégié.e, à la cime de cette hiérarchie.

«Il faut assouvir ses désirs. Sinon c’est la société qui va souffrir».

Ce clivage, cet esprit dichotomique, traverse l’entièreté de la pièce qui met en garde quant à l’éventualité d’une dérive totalitaire, et assène une charge virulente contre l’homogénéisation des esprits.

Or, l’adaptation théâtrale est exempte de nuances. L’univers mis en scène est totalement dénué d’aspérités. Il incarne un fantasme ultime: celui de domestiquer les passions au sein d’une population qui se plie obséquieusement aux injonctions d’un «Ministère de l’Économie». Les êtres sont réduits à la servilité, au bénéfice de la société: la «réussite de la société est la réussite personnelle», scande-t-on.

À l’extérieur de cet univers, «en-dehors des murs», la réalité est toute autre. La vie s’y ébat, sauvage et sans limites. On ne sait pas exactement ce qui, de la désolation ou de l’exaltation, y règne. John (Vincent Paquette), ressortissant de cet endroit, exprime un refus net de souscrire aux injonctions du monde stérile dans lequel il atterrit. Il livre un plaidoyer en faveur de l’art: celui-ci, dit-il, sert «à faire surgir la vérité». Les répliques de Shakespeare qu’il déclame ont l’effet de décharges infligées à la conscience endormie de ses interlocuteur.rice.s.

Le Trident (Générale Le meilleur de mondes)

Photo: Stéphane Bourgeois

Dualité corps et esprit

La pièce reconduit l’opposition moderne entre passion et raison. Les habitant.e.s du meilleur des mondes consentent volontiers à s’amputer d’une émotivité encombrante. John, pour sa part, s’«entête à vivre» et revendique avec fougue sa part d’émotivité.

Qu’est-ce qui cloche, au juste, dans cette atmosphère? Est-ce l’aspect désincarné des personnages comme ceux de Lenina (Ariane Bellavance-Fafard), et John dit «le Sauvage» (Vincent Paquette) – tous deux très solides, au demeurant – qui verse dans la pure caricature, composant un portrait si contrasté que l’on arrive à se projeter dans leur réalité avec beaucoup de peine? Ou ce portrait, justement, est-il si fidèle, si près de notre société actuelle, qu’il en est confrontant? Difficile de trancher. Le fait de carburer exclusivement aux émotions est-il le gage d’une vie édifiante, ou l’émotion, parfois douloureuse, est-elle la rançon d’une vie satisfaisante?

La nuance, ainsi, est absente de la pièce, et le jeu des comédien.ne.s paraît s’inscrire dans cette même ligne directrice. Sophie Thibeault mérite que son aisance dans le registre comique soit soulignée: chacun de ses nombreux et menus rôles est interprété avec précision. Tous les acteur.rice.s. sont certes talentueux.ses et ingénieux.ses, mais osons un questionnement quant à la direction qui leur a été donnée. La rigidité qui caractérise les agissements des personnages confère à certain.e.s un aspect soit moralisateur, soit carrément abruti, au détriment de l’identification des membres de l’auditoire aux personnages.

Bien sûr, la pièce dénonce précisément l’absence d’intériorité qui résultent des processus dépeints par Huxley, lesquels relèvent de l’eugénisme. Il aurait néanmoins été intéressant de voir apparaître certaines craquelures pour mieux adhérer à l’histoire.

Le meilleur des mondes est à l’affiche jusqu’au 9 octobre au Théâtre du Trident. 

«Le meilleur des mondes» d'Aldous Huxley en images

Par Stéphane Bourgeois

  • «Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley au Théâtre du Trident
    Photo : Stéphane Bourgeois
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    Photo: Stéphane Bourgeois
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