LittératureDans la peau de
Crédit photo : Karis Shearer
Erín, tu es poétesse, traductrice et essayiste, en plus d’être l’autrice d’une pièce de théâtre bilingue (français / anglais) et d’une biographie. Quelle diversité dans tes écrits! D’où t’est venue cette passion, ainsi que cette aisance à jongler avec les mots?
«D’où viennent ces pulsations? Peut-être du fait que je suis fille d’une mère immigrante, fille elle-même d’un pays pauvre, détruit plus tard par la guerre, dont je n’ai jamais appris la langue; la famille émigrante ayant dû supprimer sa langue pour s’adapter aux préjugés du pays d’accueil. Du côté de mon père, il y avait aussi une langue perdue. J’ai donc en moi des langues souffrantes et perdues qui doivent sortir. Donc, j’écris.»
Le 16 février dernier, ton essai Toots fait la Shiva, avenue Minto est paru aux Éditions du Noroît. Le lecteur y découvre un certain Paul Émile Savard, ton ami disparu qui a eu une «vie courageusement vécue aux confins des valeurs contemporaines» et auquel tu rends hommage. Qu’est-ce qui t’a donné envie de parler de lui, de son histoire et de fouiller dans tes souvenirs?
«Le petit homme, Paul Émile Savard, a été l’un de mes premiers amants, et il est ensuite resté mon ami pendant des décennies. Il est mort dans une maison de chambres à Vancouver, seul, sans obsèques et sans nécrologie. Il n’utilisait pas Internet. Au début, je voulais simplement sortir de moi tous les souvenirs que j’avais de lui, afin qu’il puisse être pleuré et qu’on ne l’oublie pas complètement. J’ai écrit durant sept jours de suite après avoir appris sa mort; sept jours, la longueur d’une Shiva dans la religion juive (je ne suis pas juive, mais j’ai appris des choses de cette religion bien présente autour de moi à Montréal et ailleurs). Je voulais honorer la mémoire de cette personne.»
«Quand j’ai montré le texte à quelques ami.e.s, on m’a dit que le récit devrait être publié: il parle de la vie sociale au Québec dans les années qui précèdent l’Expo 67, de la vie à Vancouver dans les quartiers pauvres autour de la gare ferroviaire durant les années 1970, de mon propre devenir, et de lui, de Paul Émile Savard, le petit homme.»
Pour honorer cette personne chère à ton cœur, tu t’es basée sur ton propre vécu ainsi que des recherches Google, des citations de Rilke et des allusions aux recettes de Madame Jehane Benoît. Peux-tu nous expliquer en quoi ces diverses inspirations étaient pertinentes pour dresser le portrait de Paul ?
«Mes recherches avaient pour but d’illuminer la vie de Paul, de me rapprocher de lui, de le retrouver et de l’accompagner dans son départ. Je voulais décrire notre relation, ainsi que ce que j’ai appris de lui sur la vie, sur l’amour, sur le défi de vivre comme une personne éthique, et pas comme un consommateur. Et ce, même si on a grandi dans la pauvreté et qu’on a été soumis à la colonisation et à la tyrannie de la religion. Je voulais me retrouver aussi comme Toots, la personne que Paul a aimée, car je ne suis plus cette personne.»
«Et surtout, mes recherches m’ont aidée à faire remonter tous mes souvenirs, afin qu’ils ne se perdent pas à tout jamais avec ma propre mort. On porte la mémoire en nous; elle pourrait disparaître et laisser les autres dans l’oubli.»
La version originale anglaise de ce livre, Sitting Shiva on Minto Avenue, by Toots a été finaliste pour le Mavis Gallant Prize for Non-Fiction à Montréal et pour le City of Vancouver Book Award. Qu’est-ce que cela fait de voir son œuvre et son travail ainsi reconnus, et quelles émotions as-tu ressenties lorsque tu as été nommée?
«Je me sentais très humble. Paul vivait une vie à part, une vie particulière, avec un problème de santé. Il a vécu ses chagrins, mais il a créé de la joie. Les personnes humbles, et qui ont des problèmes de dépendance, sont si souvent rejetées par la société des puissants et des soi-disant “capables”.»
«Le fait que sa vie et mon texte ont été reçus si généreusement par les lecteurs, les lectrices, m’impressionne. Pour moi, cet homme, au lieu d’être oublié, fait partie maintenant de la vie publique, de la vie éthique, de tout le monde. Il appartient aux lecteurs. Et le fait que le livre a eu de la reconnaissance littéraire dans les deux grandes villes qui y figurent, Montréal et Vancouver, est pour moi une source de joie.»
Y a-t-il encore un genre littéraire jamais exploré dans lequel tu aimerais te lancer et, si oui, quel serait-il et pourquoi?
«Le yodel? (blague!) Je fais déjà des textes hybrides, entre essai et poésie, “polylingues” parfois, et des traductions de textes complexes et difficiles à faire passer dans une autre langue.»
«Je veux surtout, à mon âge, aider les poètes et les écrivain.e.s plus jeunes à trouver leurs façons de faire, afin qu’ils puissent faire avancer ce qui est possible dans l’écriture. Aider, c’est une façon aussi de se respecter, et de reconnaître tout ce que la vie nous a donné.»