ThéâtreDans l'envers du décor
Crédit photo : Angelo Barsetti
Julie, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel du théâtre; comment est-il arrivé dans ta vie?
«Je pourrais l’expliquer en deux appels: celui du rêve, et l’autre, de la réalité.»
«Celui du rêve remonte à l’enfance, avec une curiosité hétéroclite pour les éléments qui se trouvaient sur mon chemin. Du premier pinceau trempé dans un pot de gouache à la bibliothèque de mes parents; Chanel, Rabelais illustré par Doré, les dictionnaires, la peinture surréaliste et les émotions «arc-en-ciel» du Life Magazine. Mes rêves nocturnes futuristes, à me demander si le jour est le théâtre ancien de la nuit.»
«Les films de Terry Gilliam, Federico Fellini ou encore Les uns et les autres de Claude Lelouch sur les bancs de velours rouge du Cinéma l’Impérial. La voix de Brel et le Boléro de Ravel. Le spectacle de la nature au quotidien, dans tous ses états. Ce n’est pas tant le théâtre qui m’attirait, mais une combinaison de sensations liées à l’art, aux émotions humaines et à la rêverie.»
«À 17 ans, je terminais mes études en Arts et lettres au Collège de Bois-de-Boulogne et une enseignante en arts plastiques m’a suggéré d’aller passer les auditions à Sainte-Thérèse après avoir vu mes dessins. J’étais attiré par des études en psychologie, mais j’ai attrapé au vol cette idée concrète de la conception de costumes et décors qui me permettait de passer la frontière du rêve à la réalité. C’est la metteure en scène et directrice artistique Brigitte Haentjens qui m’a amenée vers la conception de costumes au théâtre dès ma sortie de l’école.»
En tant que conceptrice de costumes, est-ce que tu façonnes une proposition seulement à partir du texte, ou il s’agit toujours d’un travail d’équipe avec les autres créateurs et le metteur en scène?
«La première lecture du texte est un rituel que j’adore faire dans la solitude, de la même façon que je plongeais dans les livres de mon enfance. L’allure psychologique du personnage deviendra plus concrète en répétitions avec la mise en scène, mais la réflexion commence dès le début. C’est aussi en amont que je consomme beaucoup d’images à la bibliothèque, pour essayer de trouver l’intention à l’intuition.»
«Quand on fait des réunions de conceptions, j’imagine une «Créatura» à plusieurs têtes qui se déplace comme un funambule, et ça me fascine! Chacun prend connaissance du travail de l’autre, et on est à l’écoute du résultat collectif imaginé, tout en gardant une liberté de création individuelle.»
«La partie production/réalisation aux costumes est un travail d’équipe plus concret et très dynamique, en parallèle avec les répétitions: prises de mesures, repérages en boutique, inspirations, échantillons de tissus, essayages, etc. Je collabore avec mon ami et designer Yso depuis longtemps, et nous avons développé une belle complicité artistique. Nos philosophies et nos expériences de vie différentes se partagent et s’unissent directement sur le corps de l’acteur et c’est très inspirant.»
En tant qu’artiste peintre et dessinatrice, comment tes œuvres et ton parcours influencent ton travail?
«Le dessin et la conception de costumes sont des expériences qui m’aident à comprendre le manège qui m’attire et qui m’habite à travers la création. J’adore écouter de la musique pour aiguiser mes sens et trouver un rythme aux idées. J’aime jongler avec le visuel, que ce soit en créant des costumes ou des peintures, car ils sont une extension de l’esprit et doivent se prêter à tous les jeux.»
«Je m’intéresse à la poésie du miroir, à ses reflets, ses extensions et ses possibilités. C’est l’outil de travail par excellence en costumes, et cela nous permet d’avoir un double regard sur le corps de l’acteur. Mais c’est aussi ce même miroir qui nous permet la traversée de l’inconscient et du rêve. D’un côté, il reflète une image et, de l’autre, son mystère. Qu’il soit le reflet de l’âme en peinture ou le voyage espéré en costumes, j’ai besoin de ses deux côtés pour créer.»
À quoi ressemble une journée typique pour toi, en tant que conceptrice de costumes? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien ton quotidien!
«Le typique devient aussi atypique selon la nature des spectacles, et c’est aussi le plaisir de ce travail.»
«Voici quelques exemples de journées:
- Journée répétitions: se poser, écouter des mots, regarder des corps bouger, se questionner et s’abandonner. Observer la mise en scène, faire le plein et scruter pour saisir l’essentiel.
- Journée achats: commencer avec le Carrefour Laval, terminer par le centre-ville en passant par le Centre Rockland. Stationnement intérieur, parfums, cabine d’essayage, fourmilières de corps et croisements de regards. Zone David Lynch, anticiper les désirs pour ne pas s’y perdre.»
- Journée création: café, échange, imagination, rires, flair. Faire les magasins de tissus; soies, coton ou dentelles fines. Essayer des chaussures stylées, vêtements haut de gamme et fripes inspirantes.»
- Essayage en atelier: nervosité, organisation, anticipation, concentration. Observer la première intention, s’ajuster avec le corps et se laisser surprendre. Discuter du personnage, de la psychologie, du mouvement en aiguisant le tout jusqu’au dernier morceau.»
- Costumière: livraison des costumes, mise en loge, entrée en salle, se retrouver, fusionner, être excité, voir enfin le tableau en entier.»
Peux-tu nous parler des défis que tu as eu à relever dans le cadre de ta profession, que ce soit pour une production en particulier ou pour un évènement qui te vient en tête?
«Habiller les cinquante actrices du spectacle Tout comme elle, en 2006, en duo avec Yso, c’était vraiment un beau défi! On s’était donné comme mot d’ordre plaisir, car le budget était petit et le défi grand. Après avoir assemblé les mesures des comédiennes et terminé nos recherches, nous sommes partis sur un coup de tête à New York pour acheter le rêve.»
«Chambre bohème, sandwichs à la main et armés de nos baskets préférés (outil de travail de prédilection), on a épluché les rues de l’incontournable quartier Soho. Les boutiques étaient animées et nos valises tellement charnues qu’on avait peine à les fermer. Au retour, on devait préparer le bal des essayages et prévoir plusieurs options de vêtements, car le temps ne nous permettait que de faire une heure d’essai chacune. Au final, ce qui allait devenir cinquante costumes devait passer par deux-cent-cinquante alternatives en atelier. On a terminé les achats/retours à Montréal, et on s’est installés dans le fond de l’atelier de Denis Gagnon qui donnait fenêtre et lumière sur le Mont-Royal. Avec la poésie des contraintes, on essayait sur nos propres silhouettes en imaginant l’impossibilité des possibles.»
«On a découvert la beauté de cinquante corps de femmes, de tout âge, sculptés de façon différente. Un casse-tête mémorable de silhouettes, de psychologie féminine et du langage lié au corps sur la notion du confort et de l’inconfort.»
Est-ce qu’il y a une ou quelques autres productions sur lesquelles tu as travaillé dont tu es particulièrement fière, ou qui t’ont particulièrement marquée?
«Les productions avec Brigitte Haentjens sont des points de repères phares. En dessin et en peinture, j’ai créé, depuis les quatre dernières années, près de quatre-vingts œuvres visuelles pour les spectacles diffusés au Théâtre français du Centre National des Arts. Elles ont servi pour les affiches, le programme, le web. Malheureusement, les images de la dernière saison n’ont pas été lancées à cause de la pandémie, et je les aimais particulièrement.»
«Le spectacle Marie Stuart, présenté au TNM en 1999, était ma première conception de costumes au théâtre “institutionnel” et j’étais très fière de ce duo de reine. Mais le Hamlet-machine de Heiner Müller, présenté à l’Union Française de Montréal en 2001, m’a marquée. Une approche différente, très personnelle, audacieuse et unique en son genre, comme tous les spectacles de Sibyllines. Contrairement au Marie Stuart qui était entièrement en confection en atelier, j’ai découvert le travail de stylisme en fripes, antiquaires et boutique. On était loin du théâtre plus “conventionnel” que j’avais connu à l’école, et ça m’a allumée.»
Qu’est-ce ce qui fait ta particularité comme conceptrice de costumes, selon toi, et qui fait que ta signature visuelle est reconnaissable dans tes œuvres ?
«J’aime créer un costume qui ne se veut pas un déguisement, et que l’on puisse sentir le corps respirer, même s’il est habillé. Je suis attirée par l’élégance et la simplicité pour laisser place au désordre de l’esprit. J’aime quand il y a une fusion et croire que le personnage existe réellement. J’espère avant tout que, par le vêtement (qu’il soit épuré, poétique, étrange, stylé ou dérangeant), cela puisse faire émerger le désir d’une rencontre avec les spectateurs.»
«Pour ce qui est du parallèle avec les œuvres, la signature est très similaire. Faire découvrir un monde nouveau à travers l’ancien. Éveiller la curiosité, évoquer le rêve en espérant qu’il puisse toucher le cœur ou l’esprit… ou les deux, encore mieux!»
Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?
«En art, je viens de terminer le visuel du CD de la chanteuse Jorane, qui sortira cet hiver, et nous travaillons aussi sur les costumes pour son prochain spectacle de scène, avec François Blouin à la mise en scène.»
«En costume, je travaille actuellement sur un laboratoire filmé en mars au TNM avec Catherine Vidal, pour le spectacle Abraham Lincoln va au théâtre. Je commence aussi une nouvelle collaboration avec Philippe Cyr pour Corps titan, qui sera présentée en avril, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.»
«Mon défi de 2021: pouvoir créer et mettre en ligne une nouvelle série de peintures et de dessins!»
Pour lire nos précédentes chroniques «Dans l’envers du décor», c’est par ici!
Les conceptions de Julie Charland en images
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