SortiesDans l'envers du décor
Crédit photo : Christine Beaudoin
Marc, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel de la conception lumière; en fait, comment est-elle arrivée dans ta vie et pourquoi en avoir fait ton métier?
«On pourrait dire “Tout à fait par hasard”, mais en fait non. Par hasard, parce que mon premier travail dans un théâtre a été celui de concierge. À l’époque, mon ambition était de voir la nature, de voyager sur toute la planète, et j’ai accepté ce travail de concierge dans un petit théâtre aujourd’hui disparu, le Centre d’essai Le Conventum, entre deux projets de voyage.»
«Un jour, la moppe à la main, je suis entré dans la salle de spectacle pendant une séance de réglages. Dans la salle obscure, un seul projecteur projetait sa lumière sur la scène et j’ai été pris d’une émotion esthétique intense, semblable à celle que j’éprouvais devant certains paysages vus lors de mes voyages. J’étais conquis.»
À quoi ressemble une journée typique d’un concepteur d’éclairages? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien votre quotidien!
«Il n’y a pas une journée typique, c’est la beauté de la chose. Il y a les jours en studio de répétitions, où je regarde le travail des acteur.trice.s ou des danseur.euse.s, où je visualise la lumière. Les journées de réunions, avec les concepteur.trice.s (metteur.e.s en scène ou chorégraphes, concepteur.trice.s de décor, de costumes, de son ou de vidéo) où l’on harmonise nos visions, ou bien les réunions plus organisationnelles avec les directeur.trice.s de productions et techniques.»
«Il y a aussi les journées à mon bureau, où je dessine le plan de l’installation lumineuse et écris le script des effets. Et puis il y a l’entrée en salle, qui commence par l’installation des projecteurs avec les technicien.ne.s et qui se poursuit avec la programmation des effets dans la console d’éclairage et les répétitions. Et enfin, les soirs de première où l’on partage tout ce travail avec le public.»
Toi qui as notamment travaillé avec Les Grands Ballets et UBU compagnie de création, comment façonnes-tu les éclairages pour la conception d’un spectacle? Dis-nous quelles sont tes inspirations dans le cadre de ton travail!
«À l’origine, mon approche du théâtre et de la danse sont assez différentes. Pour le théâtre, j’ai tendance à m’inspirer du texte – le lieu, l’époque, l’heure du jour, l’anecdote; tandis que pour la danse, je tends à m’immerger dans l’atmosphère, le rythme, la présence des corps, bref, une approche beaucoup plus intuitive où je laisse les images s’imposer dans mon esprit.»
«D’une certaine façon, je cherche à surimposer à la chorégraphie ma propre histoire de lumière, une logique qui se développe en écho avec la danse. Avec le temps, j’ai appris à marier ces deux approches dans mes conceptions.»
Tu es présentement en résidence à l’Agora de la danse avec Hugo Dalphond et le tandem Öykü Onder et Nic Vincent, où chacun travaille sur son propre projet en conception d’éclairages. Qu’est-ce qui a motivé l’Agora de la danse à vous inviter au Wilder et à vous faire travailler tous ensemble sur vos propositions respectives?
«À l’étape embryonnaire de ce projet de recherche pure en éclairage, j’ai contacté Francine Bernier, directrice de l’Agora de la danse, pour savoir si elle serait disposée à m’appuyer pour la réalisation du projet. Francine m’a fort généreusement offert l’accès à un théâtre, l’Espace bleu du Wilder, pour une période de deux semaines. Je voulais faire de la recherche, mais je voulais aussi partager ce temps et ces ressources avec d’autres concepteur.trice.s.»
«Suite à l’appui de Francine, j’ai fait une demande de financement au CALQ, et j’ai contacté le milieu des concepteur.trice.s d’éclairages pour voir qui serait intéressé.e à me proposer un projet de recherche en éclairage. J’ai reçu une vingtaine de projets en bonne et due forme, et j’ai choisi parmi ces projets – tâche qui s’est avérée déchirante tant la qualité des projets soumis était grande – ceux d’Öykü, Nic et Hugo.»
Si l’on s’attarde d’abord sur ta résidence, qui est une recherche fondamentale sur le corps humain avec des jeux d’ombres projetées, toi, que vises-tu particulièrement avec cette proposition artistique?
«J’ai un projet de spectacle avec Catherine Tardif (chorégraphe/performeuse) et Michel F. Côté (musicien/performeur). Catherine et Michel m’ont proposé de m’associer à ce projet en tant qu’idéateur/soliste, d’amener mon input à la genèse du spectacle, d’écrire ce spectacle à trois. Ceci est une toute nouvelle prémisse pour moi. Jusqu’ici, je suis arrivé dans le processus créatif de la représentation une fois que les bases de celle-ci avaient été clairement établies, et mon apport consiste à réagir au travail déjà élaboré et à l’habiller de lumière.»
«Pour faire une analogie culinaire, il s’agit de venir appliquer un crémage de lumière sur un gâteau déjà cuit. Avec la proposition de Catherine et Michel, je me retrouve plus ou moins devant une page blanche. Et l’objectif de cette période de recherche était pour moi de confronter cette page blanche et de jeter les premiers traits d’une création originale.»
Et du côté d’Hugo Dalphond, qui a un intérêt marqué pour la synergie des corps avec l’espace et la lumière dans lesquels ils évoluent, peux-tu nous en dire plus sur son projet de résidence et ce qu’il vise à explorer en tant que concepteur d’éclairages?
«Je ne connaissais pas Hugo avant de lire son projet de recherche, j’ai été intrigué et séduit par son intérêt pour la perception de la temporalité induite par la transformation de la lumière. Dans la présentation de son projet, il souhaitait qu’après «[…] avoir été exposé de manière continue à une pulsation régulière, il soit possible de donner l’impression d’un temps qui s’étire en allongeant le temps entre deux pulsations.» Hugo, tout en ayant une approche hautement originale et personnelle, a des préoccupations qui rejoignent les miennes quant à la plasticité des perceptions. De plus, il s’intéresse au mouvement du danseur et travaille en étroite collaboration avec les interprètes à l’élaboration de la gestuelle.»
Enfin, pour le duo Öykü+Nic qui, pour sa part, cherche à sortir des conventions d’éclairages «caucasiennes» afin de mettre en valeur la diversité des identités sur scène: que peut-on retenir de leur exploration et de leur processus de création au sein de ce passage au Wilder?
«Öykü Oder et Nic Vincent m’ont proposé des projets comportant plusieurs similarités démontrant un intérêt des concepteur.trice.s en général pour la question de la couleur de la peau versus la couleur de la lumière. Öykü, notamment, soulevait le manque d’information sur le sujet pendant son parcours pédagogique, tandis que Nic s’interrogeait aussi sur l’influence du maquillage sur différentes peaux.»
«À l’origine, le projet de recherche pure n’était prévu que pour trois concepteurs, mais j’ai proposé à Öykü et à Nic de jumeler leurs recherches – ce qu’ils ont accepté avec enthousiasme –, et, avec Suzanne Trépanier au maquillage, ils ont formé une équipe du tonnerre. Ils ont élaboré un protocole systématique dans lequel ils ont comparé cinq modèles de complexions différentes sous différentes conditions lumineuses et sous différents maquillages.»
«Leur but à moyenne échéance est de produire un document au bénéfice des concepteur.trice.s pour les aider à mieux comprendre l’interaction complexe des couleurs de peau et de la lumière. De leur propre aveu, ils considèrent qu’ils n’ont qu’amorcé cette recherche, et ils ont l’intention d’approfondir en favorisant d’autres contextes de recherche en ce sens.»
Vous semblez tous venir d’horizons différents, où chacun a sa propre philosophie de la conception d’éclairages et son propre parcours professionnel. Comment vous nourrissez-vous de l’expérience de chacun à travers ces trois projets de résidence, selon toi?
«En élaborant ce projet de recherche pure, j’avais plusieurs objectifs. L’un d’entre eux était de permettre aux concepteur.trice.s impliqué.e.s d’approfondir un aspect de la lumière sans contraintes liées à un contenu imposé par une mise en scène ou une chorégraphie, ou à un échéancier de présentation publique.»
«C’est ce que j’entends par recherche pure. Mais un autre aspect important était de permettre un espace de rencontre entre concepteur.trice.s d’éclairages dans un contexte de travail concret. Après tout, il n’y a qu’un concepteur.trice d’éclairages sur chacun des spectacles.»
«Bien qu’il existe différentes associations et lieux de rencontre dans les médias sociaux, il est très rare de rassembler plusieurs concepteur.trice.s, sur un pied d’égalité, dans un contexte de travail concret, c’est-à-dire dans un théâtre.»
Pour lire nos précédentes chroniques «Dans l’envers du décor», c’est par ici!
*Cet article a été produit en collaboration avec l’Agora de la danse.
Les trois résidences au Wilder en images
Par Christine Beaudoin