ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Guillaume Boucher
Loin d’être tiré par les cheveux, le futur évoqué dans L’Inframonde, un texte visionnaire de Jennifer Haley datant de 2013, est à nos portes. Les Japonais, souvent précurseurs de courants sociaux inusités, ont déjà leurs otakus, des individus qui consacrent l’intégralité de leurs loisirs à des activités intérieures, leurs seuls contacts étant bien souvent virtuels. Le commerce en ligne n’a jamais été aussi florissant, car il nous permet de laisser les objets du monde venir à nous sans nous extraire de nos pyjamas. Les thérapies pour soigner sa dépendance aux médias sociaux se multiplient.
Le rideau s’ouvre sur l’interrogation de Roy (Yannick Chapdelaine), qu’on appelle aussi «Papa», par la policière Harrison (Catherine Lavoie). Papa a créé et administre Le Refuge, au cœur de l’Inframonde, un endroit virtuel où se réunissent plusieurs pédophiles, qui peuvent agir sans conséquence et assouvir leurs instincts controversés avec des avatars à l’image de fillettes, qui sont cependant animées par des participants consentants et, selon l’expression consacrée, «majeurs et vaccinés.»
Voilà qui fait froid dans le dos et qui installe dès le départ une ambiance à la fois malsaine et fascinante.
Pendant que Papa répète avec insistance que son site est parfaitement légal, on découvre en parallèle les aspirations d’Iris (la bouleversante Simone Noppen), une des fillettes qui s’attache un peu trop à son «maître»; on apprend à connaître Dubois, un visiteur du site qui pose beaucoup de questions (Simon Landry-Désy); et on suit aussi les confessions d’un vieux professeur fatigué, Schmidt (le toujours très juste Igor Ovadis), qui songe sérieusement à transiter vers l’état de «spectre».
Si tout ça vous paraît un brin compliqué, c’est que ça l’est effectivement, du moins au départ.
Cette complexité s’atténue à mesure que les fils du récit s’entrecroisent et se nouent, processus que la mise en scène de Catherine Vidal contribue à polir. La scène, divisée en deux en son centre, offre à voir les deux réalités: à gauche, le paradis verdoyant du Refuge, digne du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet, avec des vignes luxuriantes et du gazon synthétique; à droite, une salle d’interrogation grise et dépourvue de charme, avec un éclairage au néon brut. Une scénographie qui force l’admiration, signée par Geneviève Lizotte.
Thriller spéculatif aux enjeux éthiques évidents, L’Inframonde a tout le charme étouffant d’un épisode de Black Mirror ou d’un roman de J.G. Ballard ou de William Gibson. Moins on en sait, plus on est surpris par les implications morales et les malaises éthiques auxquels nous serons confrontés en cours de route.
Effroi, stupéfaction, remises en question: des étapes par lesquelles on transite de manière houleuse pendant ce parcours théâtral, qui se situe définitivement du côté obscur de l’anticipation.
«L’Inframonde» au Théâtre La Licorne en images
Par Guillaume Boucher
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