Étienne Lepage et Catherine Vidal révèlent les secrets de leur adaptation de «L’Idiot» de Dostoïevski – Bible urbaine

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Étienne Lepage et Catherine Vidal révèlent les secrets de leur adaptation de «L’Idiot» de Dostoïevski

Étienne Lepage et Catherine Vidal révèlent les secrets de leur adaptation de «L’Idiot» de Dostoïevski

Comment s’approprier un classique littéraire majeur du XIXe siècle?

Publié le 14 mars 2018 par Alice Côté Dupuis

Crédit photo : Étienne Lepage (crédit: Lucie Desrochers) et Catherine Vidal (crédit: Marie-Claude Hamel)

Quand on pense à Dostoïevski, on pense classique et grande littérature. On aurait pu croire qu’en portant l'un des textes de cet auteur russe sur la scène du prestigieux Théâtre du Nouveau Monde, ces idées préétablies seraient confirmées. Pourtant, en confiant l’adaptation de son roman L'Idiot au tandem Étienne Lepage et Catherine Vidal, la directrice artistique Lorraine Pintal leur donnait tous les outils pour redécouvrir cette œuvre majeure du XIXe siècle sous un tout autre jour. Bible urbaine s’est entretenu avec l’auteur et la metteure en scène pour saisir toute la complexité de cette appropriation d’un grand classique. Dès le 20 mars, sur la scène du TNM, quand on pensera à L’Idiot, c’est plutôt aux mots humanité et oralité auxquels nous penserons.

Rappelons sommairement l’histoire de ce roman en deux volumes: un homme est pris pour un idiot puisqu’il est épileptique, ce qui le laisse dans un état un peu végétatif. Il regarde le monde grouiller autour de lui, comme un touriste, jusqu’à ce qu’il mette la main dans l’engrenage de la machine, en tombant amoureux de Nastasia. Son rapport aux gens l’entourant change donc; il voudrait que tout le monde s’arrête, qu’ils se mettent à penser aux autres et qu’ils ne soient pas orgueilleux, «jusqu’à ce que ça le dévore et qu’il se fasse bousiller, avaler, digérer par cette machine d’orgueil humain, de blessure et d’humiliation humaine», résume l’auteur Étienne Lepage.

«Au début, on se disait qu’on proposerait notre propre version de L’Idiot, que de toute façon le livre existe, et que Dostoïevski, on ne l’ébranlera pas avec notre proposition, alors aussi bien y aller avec notre affaire», explique d’emblée la metteure en scène Catherine Vidal. Sauf qu’à un certain moment, Étienne Lepage et elle se sont rendu compte de toute la complexité de l’œuvre, et «la beauté de son analyse de l’âme humaine – qui est encore plus profonde qu’on pense -, juste ça, c’était déjà beau, donc d’essayer de traduire ça avec des conventions théâtrales, c’était déjà énorme.»

Pour Étienne Lepage, ça a aussi été une question d’humilité profonde: «Plus le travail a avancé, plus j’ai été obligé de m’agenouiller devant le travail colossal de Dostoïevski, devant cette œuvre magistrale, et vraiment de me mettre au service de cette œuvre-là, avec une grande humilité, parce que jamais je n’aurais été capable d’aller aussi loin moi-même. C’est un objet unique.» S’il voulait essayer de mettre son sceau et ses propres couleurs, il s’est vite rendu compte que c’est à l’auteur original qu’il fallait plutôt laisser la place, et que son unicité à lui, Étienne Lepage, devrait se retrouver autrement que dans la réinvention de ce classique tragicomique, dans lequel il y a sans cesse un retournement ou quelqu’un qui essaie de tuer quelqu’un.

Trouver le juste dosage

C’est donc guidé par le côté vivant et très oral de l’œuvre originale que le tandem de création a entrepris d’adapter pour la scène L’Idiot, oui, en franchissant un peu la ligne, «mais on ne fait pas un show de FTA! On ne fait pas L’Idiot version muette, disons; c’est pas radical comme ça, mais ce n’est pas complètement classique non plus», nuance Catherine Vidal, pour qui le fait d’avoir remporté la Bourse Jean-Pierre-Ronfard, qui comprend une résidence de mise en scène d’une durée de deux ans au TNM, et un spectacle monté au terme de cette aventure, lui donne, selon elle, la liberté de justement présenter quelque chose de moins convenu et habituel aux spectateurs de cette institution théâtrale, et d’oser davantage.

Ils sont donc revenus vers l’œuvre originale, mais Catherine Vidal croit qu’ils ont malgré tout «réussi à se l’approprier tout en gardant le souffle, les personnages, et ce qui est livré à travers tout ça», tandis que son collègue confirme que le résultat de leur adaptation, «c’est vraiment l’histoire de Dostoïevski, ses propos, sa critique, son regard sur le monde, ses soucis, mais c’est vraiment ma langue». En effet, coup de chance ou heureux hasard, Étienne Lepage a presque eu l’impression d’avoir rencontré en Dostoïevski non seulement «un grand pote, un super ami que je trouve donc bien intéressant» grâce aux réflexions philosophiques et morales du texte qui le rejoignent, mais aussi un proche parent dans la vivacité des styles.

«Moi, j’ai une façon d’écrire qui est très rythmée; ce sont des souffles, c’est de la musique, et pour les personnages de Dostoïevski, ça marche! Ils prennent cinq minutes pour dire quelque chose de très simple, mais ils ont besoin de cinq minutes, parce que dans ce cinq minutes-là, ils ont toute leur maladresse qui apparaît, leur trouble, leur humiliation, donc ça marche super bien, ça fait vraiment des personnages très vivants», se réjouit l’auteur, qui n’a rien changé à sa façon de travailler les rythmes, les phrases qui ne se terminent pas, les répétitions et les tournages autour du pot. Étienne Lepage a beaucoup de textes écrits comme ça, et il a simplement transposé son style aux propos de l’auteur russe pour confirmer leur théâtralité.

L-Idiot-Dostoievski-Etienne-Lepage-Catherine-Vidal-TNM-Bible-urbaineRenaud Lacelle-Bourdon et Evelyne Brochu dans «L’Idiot» de Dostoïevski

Comment traduire Dostoïevski?

La théâtralité est déjà bien présente dans l’œuvre de Fiodor Dostoïevski. Lorsque André Markowicz a traduit l’œuvre de l’auteur russe, il a ramené ce que les autres traducteurs avaient enlevé de son écriture pour la rendre plus propre et littéraire, et Étienne Lepage a été fasciné, en lisant cette nouvelle traduction, de découvrir une écriture très orale, «du monde qui s’engueule, du monde qui ne parle pas bien, qui ne finit pas ses phrases; tout ça, c’est très vivant et très théâtral». Vidal et Lepage se sont donc questionnés à savoir s’ils reprenaient cette traduction telle quelle ou s’ils la réécrivaient, mais le choix s’est imposé de lui-même, puisque Markowicz, «même s’il a fait une traduction un peu plus oralisante, où il a laissé les erreurs de langue de Dostoïevski, ça reste quand même littéraire, ça reste écrit», et pour Catherine Vidal, ce français normatif crée une distance.

«On voulait quand même garder l’épique, on voulait garder le souffle littéraire, mais sans être dans cette distanciation-là que le normatif peut créer. Ce sont des personnages fougueux, fiévreux, alors j’avais envie qu’on ait accès aux tripes des acteurs, sans ce petit corset-là ou ce filtre-là du normatif», explique la metteure en scène, qui trouve de plus une liberté de création bien plus grande lorsqu’elle est à la source de l’écriture. «Dans la coécriture, tout devient des choix, des décisions qui vont orienter toute la mise en scène. Est-ce qu’on se rapproche du québécois? Si oui, à quel degré? Tout ça va avoir une incidence sur le jeu, sur le souffle du comédien». Là est sa liberté, dès le début: choisir comment elle va communiquer avec la salle.

Ainsi, bien qu’il n’y ait aucun mot du texte qui soit de Catherine Vidal, celle-ci a tout de même aidé Étienne Lepage avec la structure, et ils ont véritablement travaillé ensemble pour établir cette nouvelle partition. «Ça a été une espèce de recherche qu’on faisait, Catherine et moi, pour trouver comment faire pour que ce ne soit pas vieillot, que ça ne fasse pas littéraire et vieille Russie, qu’on ne se dise pas que c’est une belle histoire, mais que ça ne nous concerne pas», analyse l’auteur. «Comment faire pour que le monde se sente interpellé même si c’est une histoire avec des nobles, avec une femme à marier et des affaires qui, aujourd’hui, ne se pourraient pas?».

Mettre de l’avant l’humanité

C’est en créant un lieu fictif qui n’est ni Montréal ni Saint-Pétersbourg que le tandem a contourné la question afin que, si possible, les gens croient à ce qu’ils voient devant eux sans même penser à l’endroit ou à l’époque où l’action se déroule. «Au niveau des décors, on a évacué les lieux; on a cette convention-là: on est sur une scène de théâtre. Le quatrième mur est très poreux; des fois on s’adresse au public, et cette frontière-là où, d’habitude, est le quatrième mur, on joue beaucoup avec, parce que le regard du public devient aussi une pression pour certains personnages. Ce sont tous ces choix-là qui font que j’ai l’impression qu’on n’est pas complètement dans du vieux théâtre», avance Catherine Vidal, qui n’utilise pas que les mots pour créer, mais aussi tous les outils théâtraux, des éclairages à l’occupation de l’espace, afin de flirter avec le théâtre total plutôt que de simplement mettre de l’avant un texte.

Il n’y a donc pas d’évocation de lieu réaliste dans cette version de L’Idiot de Catherine Vidal et d’Étienne Lepage, car «ce qui est vraiment le plus important, ce sont les personnages, c’est l’analyse de l’âme humaine», confie la metteure en scène. «Dans cette production-là, c’est presque les costumes qui prennent le devant; ce n’est pas historique et ce n’est pas non plus contemporain. Elen Ewing a trouvé comment faire exister un personnage dans un territoire de fiction», affirme celle qui ne souhaitait pas s’encombrer de structure ou d’objets qui ancreraient la pièce dans le réalisme, afin de ne pas orienter les acteurs et laisser leurs corps dessiner le rythme sur scène, tout en lui permettant de focaliser sur les relations entre les personnages.

«Peut-être que le monde va bloquer sur le choix du langage», réfléchit Étienne Lepage. «Nous, on pense que ça marche, on pense que les gens vont l’oublier bien vite et qu’on a fait juste le bon dosage d’extraordinaire, de fictif et de langue québécoise, de concret, d’ici, maintenant; je pense qu’on a fait le bon mix pour que les gens n’y pensent pas, qu’ils embarquent, avalent la proposition et surfent avec nous». L’auteur avoue n’avoir jamais travaillé aussi longtemps sur un projet, lui qui a passé six mois à discuter avec sa collègue avant d’écrire quoi que ce soit, afin de prendre en compte la mise en scène dans sa manière d’écrire, puis un autre six, voire sept mois d’écriture en solo par la suite pour aboutir de cette adaptation au goût du jour.

Étienne Lepage est fier de son écriture 100% orale, très représentative de la musique et des couleurs bien particulières au Québec. Il ne faut pas oublier que l’œuvre était un roman, à la base, et donc «le théâtre, c’est moi. Le fait que c’est oral, qu’il n’y a plus de narration, le fait qu’on n’est plus en Russie, qu’on est sur scène, tout ce rythme-là, ce souffle-là, cette musique-là, c’est moi», résume-t-il, content d’avoir réussi à théâtraliser cette histoire d’une quarantaine de personnages, réduite à douze pour la scène. «Je me dis qu’on a le droit de saisir des auteurs, même s’ils sont majeurs comme Dostoïevski, et de les brasser. Je n’ai pas l’impression que je vais avoir commis un sacrilège; j’ai l’impression qu’on avait le droit d’aller au bâton».

La pièce L’Idiot est une création de la metteure en scène Catherine Vidal et de l’auteur Étienne Lepage, d’après l’œuvre de Dostoïevski, et sera présentée au Théâtre du Nouveau Monde (TNM) du 20 mars au 14 avril 2018. Achetez vos billets au www.tnm.qc.ca.

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