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Crédit photo : Maxime Côté
Ducros a parcouru un territoire fragmenté: celui ayant été dévolu aux membres des Premières Nations en vertu de la Loi sur les Indiens – une concession pernicieuse, s’il en est une, puisqu’elle émanait d’une volonté de sédentariser les populations autochtones et participait des efforts consentis par le colonisateur afin d’éliminer la culture millénaire des peuples fondateurs de l’Amérique.
Force est d’effectuer un rapprochement entre le mode de vie traditionnel des Premières Nations et celui qu’a choisi Philippe Ducros. Autodidacte, allègrement nomade, l’ex-directeur de l’Espace Libre à Montréal s’est rendu, notamment, en Palestine, en Bosnie et dans des camps de réfugiés internes en République Démocratique du Congo au cours des dernières années. L’Affiche, qui portait sur l’occupation de la Palestine, avait conquis le public de Québec lors de sa présentation au Périscope en 2013.
L’année dernière, La porte du non-retour, en allusion au seuil que franchissaient les esclaves au moment de quitter définitivement leur terre natale, figurait sur la programmation du Mois Multi. L’installation levait le voile sur l’action mortifère des minières canadiennes à l’étranger. Avec l’audace qu’on lui reconnaît, Ducros y détaillait les ravages du colonialisme.
Un authentique désir de compréhension
Ainsi, la pièce est campée dans les réserves autochtones du Québec, ces «osselets rongés, laissés derrière par le grand festin colonialiste», ces bouts de territoires dans lesquels ont été cantonnées les Premières Nations. Ducros s’y est rendu, avançant à pas mesurés, semble-t-il, et se heurtant à l’occasion au mutisme de certaines des personnes auxquelles il souhaitait prêter son oreille.
Le dramaturge, qui compte parmi les trois membres de la distribution, entrecroise le récit des Premières Nations avec le sien. Sur scène, il paraît chancelant, essoré par un rythme de vie effréné. Il semble nourrir l’espoir qu’au contact de celles et ceux dont il croisera la route, il puisse réinstaller en lui-même une certaine paix.
«À l’hiver 2015, j’ai décidé d’arrêter de détourner le regard, mentionne-t-il dès les premières minutes du spectacle. D’aller voir. Avec l’intuition qu’à travers eux, je comprendrais mieux. Je comprendrais ce qui se passe derrière le paysage de notre modernité, derrière ces pipelines qu’on veut greffer à ses veines, ce pétrole qu’on s’injecte et cette mémoire qu’on coupe à blanc».
Ducros file le sens, le traque à la manière des chasseurs ancestraux, s’imprègne des mêmes paysages, de la même immensité qu’eux. Cette immensité est restituée par le biais d’images captées par Éli Laliberté, projetées sur un immense écran panoramique dressé à l’arrière de la scène. Ces vastes pans de ciel et de forêts suppléent aux mots qu’ont taris les traumatismes infligés aux populations autochtones. Cette utilisation des images en complémentarité aux mots est particulièrement judicieuse : parmi les mesures prises par le colonisateur, l’une d’entre elles a consisté à faire en sorte que l’«Indien.ne» désapprenne sa langue.
Cette mise à nu et cette volonté d’authenticité chez Ducros comptent parmi les éléments qui rendent ce projet si singulier. L’auditoire est confondu quant à l’aspect de représentation du spectacle, puisque celui-ci expose le réel tel que vécu par le dramaturge et par les gens qu’il a rencontrés. Les larmes qu’il verse de même que la rage qui l’anime sont sincères. Cette émotivité témoigne d’une compréhension intime des enjeux concernant les Premières Nations – du moins, d’un véritable désir d’atteindre celle-ci.
Un portrait global douloureux
La pièce juxtapose dix-neuf tableaux exposant les principaux maux qui affligent les communautés. L’alcoolisme, la surreprésentation des Autochtones au sein des milieux carcéraux, les pensionnats et la fracture générationnelle qu’ils ont engendrée sont ainsi relatés. Il est question, en outre, des quelque 1600 féminicides dénombrés au sein des populations autochtones, comme autant de jalons marquant chaque kilomètre franchi le long de la route reliant Montréal et Natashquan, «une affiche MISSING à chaque kilomètre». Dans un tableau en particulier, Ducros incarne un récidiviste mi’gmaq dont le récit repousse les sommets de la consternation.
Le trouble gagne l’auditoire devant cette fresque de la condition des Premières Nations. Au-delà des mots agencés avec soin par Ducros, à la manière d’un orfèvre minutieux, les chants qu’entonne Kathia Rock de même que la conception sonore de Florent Vollant font accéder à un degré supplémentaire de compréhension, plus viscérale – celle-là même qui échappe aux mots. Ces chants sont à faire fendre l’âme, comme les glaces craquent puis cèdent, déversant le flot d’un chagrin incommensurable devant tant de destins saccagés.
Marco Colin et Kathia Rock, tous deux Innus, portent les voix de nombreuses personnes parmi celles qu’a écoutées Ducros, témoignant du caractère partagé et transmissible des blessures infligées par le colonisateur. Par-delà cette douleur, où puiser l’espoir? Il s’incarne d’une manière difficile à cerner; pour Ducros, il semble que les manières traditionnelles de vivre des membres des Premières Nations pavent la voie vers une société plus viable que celle que nous connaissons aujourd’hui.
Comme l’illustre cette neige qui crible le pare-brise de Ducros au fil des kilomètres qu’il avale à bord d’un moteur cahotant, la route de la réconciliation et du rétablissement sera longue, sans doute, et semée d’embûches. L’accès aux planches pour les membres des Premières Nations s’élargit, semble-t-il, comme en témoigne l’activité de compagnies à l’instar de Menuentakuan (dont fait partie Marco Collin) et de Ondinnok.
De telles initiatives, de même que des réflexions telle que celle que propose La cartomancie du territoire, contribueront à restaurer ce territoire de la pensée, à renverser cette «coupe à blanc de la mémoire».
«La cartomancie du territoire» en images
Par Maxime Côté
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