«Wycinka Holzfällen (Des arbres à abattre)» de Krystian Lupa au FTA 2017 – Bible urbaine

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«Wycinka Holzfällen (Des arbres à abattre)» de Krystian Lupa au FTA 2017

«Wycinka Holzfällen (Des arbres à abattre)» de Krystian Lupa au FTA 2017

Portrait de la déchéance

Publié le 5 juin 2017 par Sara Thibault

Crédit photo : Natalia Kabanow

Depuis le début des années 1990, le metteur en scène polonais Krystian Lupa dialogue avec la littérature autrichienne en montant des textes d'auteurs parmi lesquels on retrouve Rainer Maria Rilke, Robert Musil et Thomas Bernhard. Il considère d’ailleurs ce dernier comme «la plus importante rencontre littéraire de [s]a vie adulte», au point de devenir son écrivain de prédilection. Pour sa première visite en Amérique du Nord, Lupa présente une adaptation de son roman Des arbres à abattre, écrit en 1984, dans une mise en scène qui allie théâtre et cinéma, et pour laquelle il conçoit également la scénographie et les éclairages.

Au même titre qu’Elfriede Jelinek ou Ingeborg Bachmann, Thomas Bernhard est réputé pour ses textes provocants qui dressent un portrait très dur de la société autrichienne. Il est l’un des auteurs à avoir critiqué sévèrement l’amnésie collective du peuple autrichien quant à son passé nazi, ce qui lui a valu d’entretenir des rapports très tendus avec les partis au pouvoir.

Dans Des arbres à abattre, qu’il base sur le choc d’un évènement réel, Bernhardt dépeint les déboires de la société artistique viennoise branchée des années 1970, avec laquelle il entretient une relation problématique. Puisque tout en voulant rester à l’écart du cercle toxique de ces artistes imbus d’eux-mêmes, il reste redevable à certains d’entre eux qui ont lancé sa carrière et il s’aperçoit qu’il ne leur est peut-être pas aussi étranger qu’il le pensait au départ.

À la manière des screen test d’Andy Warhol, Des arbres à abattre débute par une entrevue que donne l’actrice Joana Thuot à propos du cours de mouvement qu’elle doit enseigner au Théâtre National et de sa vision du théâtre. Cet entretien vidéo accompagne l’entrée en salle des spectateurs, et donne l’impression qu’il s’agit d’un documentaire filmé en marge du spectacle avant que l’on comprenne qu’il s’agit en fait d’une des dernières entrevues du personnage avant son suicide, déclencheur de la pièce.

L’action se déroule donc peu après les funérailles de Joana. Une soirée est organisée le soir même par les époux Auersberger, couple iconique de la société artistique ampoulée avec laquelle le narrateur se félicite d’avoir coupé les ponts trente ans plus tôt. Comme en témoigne le sous-titre du roman «une irritation», l’essentiel de la pièce consiste en un long monologue intérieur durant lequel le narrateur procède à une autocritique du processus d’autodestruction qui s’opère chez ces artistes, ainsi que de leurs tentatives de briller par des références artificielles à Shakespeare, Ibsen, Purcell, Virginia Woolf, ou encore Gertrude Stein.

Toute la première partie du spectacle consiste en l’attente d’un comédien-vedette du Théâtre National, qui tient le premier rôle dans Le canard enchaîné d’Ibsen. Puisque celui-ci se laisse désirer, certains convives se complaisent dans des banalités, alors que d’autres s’enferment dans le mutisme. Cela a pour effet de mettre de l’avant leur narcissisme, mais surtout leur profonde solitude. Thomas Bernard (interprété par Piotr Skiba, excellent acteur et complice de longue date du metteur en scène) se tient en retrait, assis dans un fauteuil, dans une position d’observateur à mi-chemin entre la scène et la salle.

La seconde partie de la pièce débute avec le repas qui se déroule dans un climat tendu et durant lequel la conversation est accaparée par le fameux acteur du Théâtre National (inspirant Jan Frycz), complètement insupportable, qui se vante de sa douance et de sa notoriété. S’ensuit la déchéance des invités qui tombent tous dans une profonde léthargie, sur la ritournelle du Boléro de Ravel, soi-disant en hommage à Joana qui aimait ce morceau. Après le départ des invités, la pièce se termine tout en sobriété avec le défilement sur un écran des dernières lignes du roman de Bernhard, alors qu’il exprime l’amour qu’il éprouve malgré tout pour ces artistes qu’il déteste tant.

Le décor ingénieux, placé sur un plateau rotatif, permet d’explorer tous les recoins d’un espace assez profond où le salon et la salle à manger communiquent, en plus de faire apparaître des lieux plus éloignés comme la chambre en désordre de Joana quelque temps avant son suicide. En plus de la mise en abyme qui se retrouve dans le texte de Bernhard, Lupa marque sa présence de metteur en scène par une partition sonore stéréophonique qui lui permet de maintenir constamment un dialogue avec ses acteurs. Pratiquant ce qu’il appelle un «théâtre de l’irruption», il multiplie les grognements, soupirs, sifflements et commentaires, autant de bruits parasites qui perturbent subtilement le cours du spectacle.

Tout en restant fidèle à l’essence du roman de Bernhard, Lupa effectue aussi un grand travail de recomposition et de réorganisation qui passe notamment par le temps, qui lui permet d’extrapoler autour de certains évènements secondaires, de multiplier les silences dus au deuil ou à l’attente. Des références à Sarah Kane ou Amy Winehouse inscrivent Joana dans la lignée des grandes suicidées féminines. La question du suicide, thème cher à Bernhard, est également abordées dans des réflexions faites par les personnages sur le ton le l’humour, notamment pour savoir si le taux de suicide est plus élevé chez les hommes que chez les femmes.

Des arbres à abattre fait partie des pièces qui marquent l’imaginaire par sa densité et sa lucidité. Plus qu’un portrait d’une société artistique viennoise déchue, le spectacle s’impose comme un miroir dans lequel on finit malheureusement tous par se reconnaître un peu.

Mentionnons pour finir que la présentation de la pièce a failli être annulée à cause de la situation politique chaotique en Pologne et l’impossibilité pour Lupa et le Théâtre Polski de travailler librement dans leur pays. Avant d’être présentée au Carrefour de théâtre à Québec et au FTA à Montréal, cela faisait six mois que la pièce avait été interdite. Après les applaudissements chaleureux du public, un membre de l’équipe des Arbres à abattre a donc tenu à remercier chaleureusement l’équipe du festival d’avoir contribué à rendre possible la tenue du spectacle.

La situation reste toutefois encore assez précaire, puisque la tournée qui devait se poursuivre en Amérique du Sud est encore compromise.

L'événement en photos

Par Natalia Kabanow

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