ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Dylan Sheper
C’est d’ailleurs cette quête de sens que poursuit le personnage de Frédéric Lemay en compagnie de ses amis Odile et Wilson, mais à leurs risques et périls toutefois. En 2 h 10 de spectacle, c’est l’une des énigmes que nous révélera la pièce, mais son sens réel réside dans l’ode à l’indignation, à la résistance et à la désobéissance.
Steve Gagnon extirpe le sens commun et inoffensif de nos habitudes et les juxtapose à des qualificatifs qui égratignent. Une pluie de mots vindicatifs, acérés et tranchants.
En guise d’exemple, et ce n’est pas forcément le meilleur, mais lorsque Frédéric parle d’engouffrer du «pâté chinois venimeux pour qu’il descende jusque dans vos ovaires et vos testicules pour vous empêcher de faire des enfants»… l’image est, disons, puissante.
Inspiré par son voyage au Kenya et par sa rencontre avec la tribu des Maasaï, un peuple indigène guerrier résistant, l’auteur en a fait son cheval de bataille. Le personnage de Wilson est originaire de cette région de l’Afrique, et ce lieu devient la terre d’exil des trois comparses, qui désirent ardemment s’évader pour fuir une vie insipide sans promesses de grandiose.
L’auteur a d’ailleurs librement adapté les textes de Sylvain Trudel, dont «Le souffle de l’Harmattan». Harmattan, ce vent qui souffle sur l’Afrique centrale et de l’Ouest. On comprend pourquoi le nom fut retiré au titre initial, puisque le personnage de Wilson est originaire de l’Afrique de l’Est.
Des personnages plus grands que nature
Frédéric, âgé de vingt-cinq ans, attend la mort dans une chambre d’hôpital. Se révoltant contre la langue de ses parents, qu’il considère vide et monotone, il se vautre dans un mutisme aliénant pour sa famille, qui s’époumone à essayer de combler le silence.
La pièce alterne entre des scènes avec ses amis et des scènes à l’hôpital où l’infirmière et confidente de Frédéric, jouée par Claudiane Ruelland, lui fait la toilette d’une manière si douce et si apaisante qu’on a l’impression de sentir cette caresse chaude sur notre peau. Un effet méditatif. Mention spéciale à cette actrice dont la présence discrète vous séduira, et dont la lecture d’une lettre, véritable manifeste, vous jettera en bas de votre siège.
Les parents et grands-parents de Frédéric se succèdent à son chevet avec leurs lots de problèmes, chacun tenant un objet qui les définit. Sous ses airs misérabilistes, la mère (Nathalie Mallette) traîne un four. Femme au foyer, elle est amère, blasée et desséchée comme le mijoté de porc qu’elle bardasse et transporte dans un cercle infernal autour du lit de Frédéric.
Le père trimballe, quant à lui, un moniteur d’ordinateur, râlant contre la naïveté de sa mère, constamment arnaquée sur des sites Internet. Lui aussi poursuit un cercle inlassable, métaphore d’une trajectoire redondante et sans surprise. Voilà un personnage superbement interprété par Daniel Parent, dont le débit rapide et le propos humoristique cèdent tranquillement la place à une colère de mots vociférants.
La grand-mère (Linda Laplante) est aussi très cocasse dans son incarnation de la société de surconsommation, mais une fois, c’est bon. On a le portrait. Deux apparitions, c’est limite long et agaçant.
Quant au grand-père aux airs de mage (Richard Thériault), il est l’acolyte de Frédéric, le priant de maintenir sa stratégie de mutisme. Ce protagoniste adjuvant est-il nécessaire à l’intrigue, ou au dénouement, bien qu’il se distingue des autres membres de la famille? Sa portée symbolique me semble discutable.
Débroussailler un champ de bataille
Entre eux, les acteurs manquent cependant de cohésion. En même temps, il faut dire que chacun dialogue seul. Mais même la relation fusionnelle et malsaine entre Frédéric et Wilson, le noyau de la pièce, manque d’aplomb et de crédibilité. Du moins, le personnage de Wilson me semble moins convaincant.
Quant à Odile, incarnée par Pascale Renaud-Hébert, elle est drôle et rafraîchissante dans ce drame, mais son personnage d’ado rebelle constamment frustré, qui passe son temps à envoyer chier, sombre dans la caricature.
Ici, ce n’est pas l’ampleur de la tragédie de ces trois amis qui touche, mais les réactions des personnages qui gravitent autour d’eux. C’est l’essence de la parole qui séduit et nous fouette en pleine face plus que les personnages qui portent cette parole avec leurs caractéristiques distinctes.
Les apartés récités au micro sont convaincants, par la révolte qu’ils induisent, et la lettre, ce manifeste légué par Frédéric, qui en est l’exemple parfait.
Si Steve Gagnon souhaitait ne laisser personne indifférent, c’est un défi réussi. Le texte, que vous pouvez vous procurer et qui vaudrait la peine d’être relu, autant que la scénographie, est chargé à bloc: c’est un capharnaüm bien orchestré; un désordre scénique gargantuesque, anxiogène et étouffant; un dépotoir de débris.
Tout l’espace est «meublé» au millimètre près comme un champ de bataille sillonné par les vestiges des corps morts criblés de mots assassins, denses et porteurs de sens à la fois. Certains tableaux – je pense notamment à ce moment où tous les personnages sont réunis dans une chambre d’hôpital – sont esthétiquement très évocateurs, brillants et touchants, comme une toile de laquelle vos pupilles seraient incapables de décrocher.
«Pour qu'il y ait un début à votre langue» de Steve Gagnon en images
Par Dylan Sheper
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