ThéâtreEntrevues
Crédit photo : Arnau Cunties (Mireille Camier) / Sona Javid (Ricard Soler Mallol)
«Moi, dans une certaine période de ma vie, j’ai été super impliquée et j’y croyais, et après, j’ai perdu espoir et j’ai toujours une sorte de conflit par rapport à ça. C’est une pensée un peu obsessive que j’ai, de comprendre comment vivre sa vie personnelle tout en étant engagé dans le collectif», avoue Mireille Camier, co-créatrice et co-metteure en scène du spectacle.
Cette dualité qui l’habite, cet enjeu, ils sont peut-être générationnels, croit-elle: le résultat d’une vie dans un système capitaliste qui mène à un certain individualisme, ce qui crée aussi certaines problématiques sociales. Une chose est certaine, tous les mouvements auxquels le duo s’est intéressé ont en commun un lien avec le système économique.
Réunissant cinq artistes de la scène en téléprésence dans cinq villes différentes du monde, Intersections met en dialogue ces comédiens pour parler des soulèvements populaires qu’ils ont vécus, bien sûr, mais surtout de leur sentiment partagé d’avoir besoin de changement, tant au niveau politique qu’environnemental ou économique, par exemple.
«Ce ne sont pas des citoyens qui ont participé, ce sont des artistes. Parce qu’on voulait faire une pièce de théâtre et pas un simple documentaire; et aussi, on voulait travailler avec des gens qui ont un regard sur ce qu’ils ont vécu, pour ne pas s’attarder simplement au côté politique», explique Ricard Soler Mallol, qui a lui-même recruté l’artiste David Teixido à Barcelone (Indigné.es) et Rambod Vala à Téhéran (révolution verte).
Mireille Camier, elle, était déjà allée à Tunis pour un projet où elle s’était fait parler de la révolution tunisienne, durant laquelle le dictateur a été délogé, ce qui a toutefois mené à une déception. Cet après-coup l’avait fait réfléchir et elle a décidé, avec son complice, d’intégrer ce mouvement à Intersections en recrutant Ons Trabelsi à Tunis.
C’est une autre de ses connaissances, Yu Yen-Fang, qui s’est jointe à l’équipe, en direct de Taipei. «On aimait l’idée d’avoir une vision de l’Asie et, aussi un mouvement peut-être un peu moins connu – nous, ici, le mouvement du tournesol, ça n’a même pas été couvert par Radio-Canada», explique la créatrice. Du côté de Montréal, Jean-François Boisvenue s’est imposé en raison de son implication et de ses nombreux projets artistiques réalisés pendant la grève étudiante de 2012.
Se rassembler et se ressembler
Mais avant de trouver ses comédiens, le duo a «fait une recherche pour voir quel type de mouvements on voulait, inspirés par les révolutions Twitter, qui fonctionnaient beaucoup à travers les réseaux sociaux. On a vraiment essayé de trouver le plus de variété possible, sans avoir les moyens d’investir dans vingt comédiens partout dans le monde», rappelle Ricard Soler Mallol. En choisissant des gens engagés concrètement dans leur mouvement respectif, et en les écoutant, Mireille Camier assure que ça leur a permis aussi «de porter un regard sur notre propre situation, sur notre propre engagement».
C’est donc davantage un travail à travers l’expérience personnelle de chacun des comédiens qui a été réalisé; le spectacle s’attarde beaucoup aux sentiments ressentis avant, pendant et après les mouvements vécus. L’essentiel, c’est que le tout part du dialogue et de la rencontre.
«On ne fait pas un exposé politique; c’est plutôt sur la manière dont le personnel est affecté par le politique et comment on a besoin d’embrasser une cause comme ça, quand ça arrive. Ça questionne le sentiment de collectivité, le besoin d’être réuni dans une cause, ensemble», affirme Mireille Camier, qui ajoute qu’en traversant ces cinq vies, l’intention était d’illustrer la place qu’un tel mouvement prend dans notre vie, ce qu’il en reste aujourd’hui, et comment cela fait évoluer.
«Peu importe les expériences qu’on a vécues, on se reconnaît dans chacune des histoires, même si on n’a pas vécu précisément un mouvement. On a choisi cinq visions différentes: on passe du nihiliste au plus optimiste; on a celui qui aurait voulu continuer et celui qui ne veut plus jamais participer à un mouvement comme ça. Mais je pense qu’il y a une chose vitale qui traverse les témoignages, c’est cette envie qu’on partage tous, peu importe qu’on soit à droite ou à gauche : que le monde change et s’améliore», analyse le co-créateur barcelonais, qui est confiant d’avoir réussi à créer des intersections, de véritables points de rencontre, entre cinq endroits du monde.
Est-ce du théâtre s’il n’y a pas d’acteurs sur scène?
Les comédiens d’Intersections sont tous en ligne, en direct, dans leur ville. Le public rassemblé dans la salle de théâtre ne verra que Mireille Camier sur scène, en tant que régisseure, afin de faire le lien entre les comédiens et eux, mais aussi pour animer l’espace scénique. Chaque personnage est donc projeté sur différents écrans et dispositifs, rendant l’expérience dynamique, unique et, malgré tout, franchement rassembleuse.
Pensez-y: s’il est 20 h à Montréal, on est au milieu de la nuit dans presque toutes les autres villes où on vous transporte, à l’exception de Taipei, où la comédienne aura le privilège de se lever à 6 h du matin afin d’être fraîche et dispose pour le spectacle. C’est tout un engagement de la part des artistes!
«Chaque comédien a quand même envoyé des objets significatifs pour lui, donc il y a sur scène des accessoires, des objets importants; il y a une partie de leur présence qui est là, mais de façon différente», affirme la co-créatrice, qui insiste sur le fait qu’il s’agit avant tout d’une expérience humaine, et qu’ils n’offrent pas d’analyse d’un système.
«C’est du direct! Ce sont des dialogues, des interactions – il y a des interactions entre eux, avec le public et avec moi qui est sur scène. On est vraiment loin d’une diffusion au cinéma», renchérit-elle, tandis que son collègue assure avoir trouvé un ton qui est très dynamique, qui laisse beaucoup de place à l’humour, mais qui offre en même temps des réflexions sincères et intimes. «Donc on bascule tout le temps entre plusieurs zones. Vraiment, ça varie et c’est très frais».
Pour une rare fois, de nos jours, Internet sera alors utilisé pour véritablement se rassembler et pour dialoguer. «Pour moi, le constat, c’est que le dialogue entre tous est possible, et on l’a fait. Parce qu’au-delà des cinq visions différentes, il y a aussi cinq langues différentes – il n’y a personne dont la langue maternelle est l’anglais –, donc chacun avec sa propre langue, et sans même se rencontrer en personne, on a réussi à dialoguer, à penser, à partager, à comprendre, à voir la différence et les points en commun. Le dialogue est véritablement possible», affirme Ricard Soler Mallol, qui précise par le fait même que la présence de sous-titres en anglais et en français assurera la compréhension de tous.
Car il ne faudrait pas passer à côté de l’esprit du spectacle: même si les idées sont différentes, tout le monde a envie d’un monde meilleur.