ThéâtreL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Julie Artacho
Anne-Marie, Claudine, c’est toujours un plaisir de vous retrouver en entrevue et d’échanger avec vous! Comment vous portez-vous, et quoi de neuf du côté de Système Kangourou, qui est, rappelons-le, une compagnie de théâtre interdisciplinaire que vous avez cofondée en 2006?
C.R.: «Plusieurs projets nous habitent en ce moment! Notre entrée au Théâtre Aux Écuries à titre de codirectrices artistiques a été galvanisante.»
«Ces dernières années, la pandémie nous a forcées à transformer deux très belles opportunités de diffusion de Bermudes (dérive) – à La Chapelle en janvier 2021 et à Espace Libre en janvier 2022 – en périodes de création. Ces deux résidences inattendues nous ont permis de créer Dérive de nuit, un jam interdisciplinaire auquel sont conviés adultes et enfants, et l’adaptation audio de Bermudes (dérive). Nous sommes profondément déçues que l’aventure de Bermudes (dérive) se soit terminée après avoir rencontré un public si réduit (le spectacle n’aura été présenté que cinq soirs au MA – Musée d’art de Rouyn-Noranda en jauge réduite), mais nous nous réjouissons de savoir que Dérive de nuit et l’adaptation audio se destinent à de très beaux contextes de diffusion dans la prochaine année.
«Outre ces deux projets, nous portons deux autres excitantes créations: Fantômes, que nous nous apprêtons à dévoiler, et Paysages en filiation, dont la diffusion est prévue pour 2024.»
«Système Kangourou a le vent dans les voiles en ce moment, et nous nous sentons bien privilégiées!»
Justement, on a pu lire que vous alliez présenter une nouvelle création, Fantômes, du 7 au 25 mars au Théâtre Aux Écuries. Ce spectacle sans paroles est né d’une idée d’Anne-Marie Guilmaine et s’articule autour des morceaux de l’album Archives de Cédric Dind-Lavoie. Le compositeur est parti d’enregistrements de chansons traditionnelles québécoises et acadiennes chantées par des amateurs et amatrices des années 1940-1950, et les a revisitées en créant des arrangements pour piano, contrebasse, auto-harpe, violon, harmonium et accordéon «qui mettent en relief la dimension fantomatique des voix». Pouvez-vous nous dire comment son apport musical et son traitement des voix a permis de renforcer l’effet spectral parfait pour FANTÔMES?
A-M. G.: «L’album a été le déclencheur du projet! Quand je l’ai découvert à sa sortie, j’ai été happée, hantée.»
«Je voyais la vaste scène de l’Arène traversée de présences disparates, comme un carrousel d’apparitions et de disparitions. Chaque morceau déployait un rêve dans ma tête. J’ai eu envie de convier plein de gens à l’écouter pour voir comment il résonnait en eux. Plusieurs personnes ont répondu à cette invitation renouvelée au fil du processus, que ce soit pour le laboratoire de création ou les ateliers. La distribution intergénérationnelle est née de ces rencontres.»
«Cette impulsion initiale se prolonge dans l’expérience d’écoute immersive que nous proposons au public. Nous avons la chance de collaborer avec le concepteur sonore Frédéric Auger, qui spatialise soigneusement chaque morceau d’Archives, créant un écrin sonore qui enveloppe la scène et la salle. C’est très particulier d’écouter un album à plusieurs. Mon père faisait ça quand j’étais petite, les soirs d’hiver: il mettait un disque et nous l’écoutions en famille, sans parler. On est à la fois connecté∙e à soi sans être tout à fait seul∙e.»
«Avec Archives, de par la tension que Cédric crée entre les enregistrements et les musiques contemporaines, j’ai le sentiment d’être immergée dans l’épaisseur du temps, dans mon propre monde intérieur où circulent toutes sortes de fantômes…»
Sur scène, il paraît que les performeurs et performeuses «exécuteront des gestes, des actions, des mouvements, en restant proches de leur véritable identité, en s’inspirant de leur propre biographie et dans un état de présence naturel.». Comment leur propre histoire a teinté le processus de création de ce spectacle, et de quelle façon avez-vous abordé le travail gestuel et de mouvement avec eux?
C.R.: «Comme ce fut le cas pour l’ensemble des créations de Système Kangourou, Fantômes s’est élaboré au fil d’un processus ancré dans la recherche d’états. Notre démarche ne repose pas sur un texte dramatique ni sur l’incarnation de personnages; nos spectacles s’écrivent en grande partie à partir des performeurs et performeuses, de leur vécu, de leur personnalité.»
«Cela dit, contrairement à nos spectacles précédents, Fantômes ne s’est pas créé à partir des récits des performeurs et performeuses. Nous avons en fait très peu exploré la parole. Même que nous avons très peu parlé! Très peu de nos fantômes, en tout cas.»
«Nous avons passé beaucoup de temps en salle de répétition à écouter simplement les pièces d’Archives et à nous laisser traverser par elles. Nous nous sommes attardés à observer l’effet des voix des amateurs et amatrices, et des musiques de Cédric Dind-Lavoie sur nos corps. Les exercices proposés par Anne-Marie nous invitaient à activer par le corps un processus de réminiscence: le tracé d’un chemin d’enfance, les fragments d’une fête, les détails d’un paysage qui nous est cher, mais auquel nous n’avons plus accès…»
«Guidés par le principe de l’ébauche, des gestes, des mouvements ont surgi.»
Vous qui signez ensemble la mise en scène du spectacle, pourriez-vous m’expliquer pourquoi on peut le qualifier de «songe pailleté»?
A-M.G.: «Les performeurs et performeuses naviguent entre trois zones: l’immersion dans l’écoute de la musique, la réminiscence, mais aussi l’affabulation. Plus le spectacle avance, plus nous prenons un pas de côté par rapport à une certaine normalité, et c’est peut-être ce que la mort crée: elle pulvérise nos savoirs et la rationalité.»
«Quand on perd quelqu’un qui nous est cher, tous nos gestes nous semblent inhabités et inhabitables, non? Pourquoi une ronde d’oiseaux ou une fête stroboscopique ne serait pas la bonne chose à faire? Entre le “à quoi bon” et le “pourquoi pas”, il n’y a qu’un battement de paupière.»
«Le traitement de Cédric, par des procédés de boucles et de répétitions, suggère le rituel. Il y a un aspect cyclique dans ce spectacle. On entre et on sort de scène constamment, souvent vêtus de manière différente, comme si ce carrousel de présences n’avait ni début ni fin. On tente de flouer le rapport au temps.»
«Inspirées par le tendre décalage que Cédric opère par rapport aux archives, il était primordial pour nous que la facture esthétique du spectacle soit contemporaine, que ce soit par les éclairages cinématographiques de la conceptrice Marie-Aube St-Amant Duplessis, ou encore par les costumes aux textures et couleurs saturées de la scénographe Jeanne Dupré.»
On a pu lire que des événements spéciaux se tiendront autour du spectacle: on pense notamment à la Représentation décontractée du samedi 18 mars à 15 h pour des personnes qui, par exemple, sont en situation de handicap sensoriel ou intellectuel, qui vivent avec un trouble neurologique ou d’apprentissage, ou encore qui viennent accompagnées de nouveau-nés. Qu’est-ce qui est changé ou adapté pour cet événement, et quels ajustements et quelles réflexions ont été nécessaires pour monter cette représentation «destinée aux publics pour qui les codes habituels de la représentation s’avèrent contraignants»?
A-M.G.: «Dès le départ, nous voulions que Fantômes soit le plus hospitalier possible, comme si le désir de communauté venait répondre en complémentarité à l’intimité du deuil. Ce spectacle interroge en creux les différentes relations que nous entretenons avec nos morts. C’est très intime, encore plus tabou que nos histoires d’amour! Et nous sommes si souvent isolés avec ces questions.»
«L’art peut générer des micro-communautés. Le processus de création a rassemblé plus de 70 personnes et les représentations spéciales visent à élargir encore davantage les possibilités de rencontres: par une audiodescription immersive, par la présence d’une foule en scène, par une soirée monochrome juste avant une représentation nocturne…»
C.R.: «En ce qui concerne la représentation décontractée, nous avons travaillé de concert avec l’équipe du Théâtre Aux Écuries afin de mettre en place différentes adaptations. C’est la première fois que le TAÉ propose une représentation décontractée; ça risque d’être imparfait, mais toute l’équipe y travaille consciencieusement et avec cœur. Afin que Fantômes soit accessible à un plus vaste public, la représentation du 18 mars sera dépouillée d’effets stroboscopiques et proposée dans une intensité sonore légèrement plus basse.»
«Les portes du théâtre demeureront ouvertes pendant toute la durée du spectacle, et l’éclairage de la salle permettra aux spectateurs et spectatrices d’aller et venir à leur guise.»
Pour lire nos précédents articles «L’entrevue éclair avec» et faire le plein de découvertes, consultez le labibleurbaine.com/nos-series/lentrevue-eclair-avec.
*Cet article a été produit en collaboration avec Théâtre Aux Écuries.
«Fantômes» de Système Kangourou en images
Par Camille Gladu-Drouin