ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Charline Clavier
Rétrospectivement, le nombre de personnes victimes d’agressions sexuelles, de violence conjugale ou de meurtre doit être vertigineux. D’un point de vue prospectif, c’est inimaginable. La fille ou la femme – ou la victime – n’a donc pas de visage. Ou plutôt, durant cette nuit du 4 au 5, tous les visages la recouvriront.
Soulignons au passage que le récit ne suit pas une avenue précise. En effet, les mots nous conduisent et nous dérobent au fil de l’histoire que nous tentons en vain de retracer. Voguant entre une version et une autre des faits qui se sont déroulées ou non, enfin peut-être mais autrement – qu’importe – nous suivons la victime, celle qui porte tous les noms et aucun à la fois, dans son cheminement post-agression.
Entre intimité et politique
Principalement constituée de femmes, l’équipe de création a tenu à rendre cohérente sa démarche socio-artistique, et ce, du sujet de la pièce à l’aboutissement de son œuvre performative.
Fort de son ancrage féministe, le projet regroupe Auréliane Macé à la mise en scène, assistée d’Aube Forest-Dion également responsable des costumes, ainsi que Marie Tan à la coordination de production. Toutes trois sont les cofondatrices du collectif le Théâtre de l’Impie, crée en 2017.
L’autrice Rachel Graton, qui aura adapté télévisuellement son texte cet hiver, assiste ici à une seconde version théâtrale de sa pièce d’abord créée en 2017 à Montréal. Cette fois, elle est livrée par les deux comédiennes Laurianne Charbonneau et Lauren Hartley.
À ces artistes de la relève théâtrale s’ajoutent Alice Vermandele (travail de mouvement corporel), Natália Soldera (vidéo et lumière), Rébecca Marois (esquisses sonores), Sarah-Anne Arsenault et Dillon Hatcher (conception sonore), David Mendoza Hélaine (espace), et Kelly-Ann Tremblay (responsable technique), pour toutes et tous les nommer.
Un espace qui appelle au théâtre performatif
On pourrait voir dans cet espace peu défini une scène de crime, un laboratoire improvisé, un non-lieu entre la vie et la mort, ou encore un piège à néons pour insectes menaçant de se refermer comme une grande gueule électrifiée. S’agit -il d’une bulle de sécurité? Les bâches suspendues peuvent être rassurantes, par moments.
Grâce à un dispositif ingénieux et dynamique, bien que sobre, la boîte noire du théâtre s’est transformée en une boîte blanche transformable. Là où tout peut être sali et recommencé.
Auréliane Macé signe ici une mise en scène impeccable qui est également le résultat d’une implication collective dans le processus de création du spectacle. Chacun.e aura pu proposer, questionner et commenter sur une base égalitaire, de sorte que le propos, soutenu par une pluralité de voix, soit par conséquent en mesure de rejoindre le plus de monde possible.
Talent et conviction
La première réplique n’a pas encore été prononcée que les visages a l’infini nous collent déjà à la peau. L’amorce est faite par Lauren Hartley, envoûtante, droite et imperturbable. Le texte est décliné en continu, avec puissance et subtilité, sans essoufflement ni lassitude, extrêmement bien maîtrisé. Mais il semble bien y avoir quelque chose de quotidien dans le ton qui vient trahir la nature tragique de ce qu’on entend, de ce qu’on va évidemment – ou non – nous raconter.
C’est perturbant et terriblement efficace.
Lorsque Laurianne Charbonneau prend la parole, on a eu le temps de l’observer sur scène et de voir à quel point sa présence peut exprimer autant de défiance que de vulnérabilité. Ses yeux parlent avec voracité, passion et savent communiquer la détresse. On entendra chez elle une voix tout aussi droite et forte de conviction.
Le duo féminin brille de son engagement dans ce spectacle et celui-ci le leur rend bien. Elles font honneur au texte de même que celui-ci et la façon dont il a été monté célèbrent leur talent.
Le tout est habilement mené et déclamé avec autant de fermeté que de finesse et d’humilité. Le texte nous parvient – texte qui par ailleurs ne comporte pas de dialogue, alternant entre la narration au «elle» et le récit au «je». Le propos est bien livré et on nous invite avec adresse à une réflexion sur la culture du viol et les différentes formes d’agressions vécues par les femmes.
Nuance entre «se faire» agresser et «être» agressée
La forme rejoint le fond, notamment par la physicalité de la performance. À quelques reprises, les comédiennes évoquent ce que l’on endure autant sur le plan de l’expérience individuelle que collective, psychologiquement et physiquement. Ainsi, bras, tendus, jambes en squat, les muscles des deux jeunes femmes s’efforcent de tenir – en dépit de la violence dont il est question –, tandis qu’elles tiennent entre leurs mains quelque assiette empochée dans un Ziploc.
Ce moment nous renvoie d’ailleurs à une action collective mise en place par le Théâtre de l’Impie. D’abord menée au Carré d’Youville de Québec en avril 2021, la performance venait souligner le dixième féminicide de l’année au Québec. Répétée en décembre 2021 sur le pont Dorchester, l’action regroupait dix-huit performeuses pour le même nombre de féminicides alors commis.
«Et tu verras que la rue elle est à toi»
Elle est dense et cérébrale, cette pièce. La factualité choisie par l’autrice Rachel Graton n’est pas sans rappeler l’austérité des documents judiciaires ou médicaux. On énumère ce qui est, et lorsqu’on lit ce qui est, les images sursautent d’elles-mêmes sans besoin d’aucun commentaire.
Allié à la mise en scène et au mode d’interprétation, le traitement de la partition a presque quelque chose de clinique – positivement! La qualité du spectacle réside dans son art de conjuguer frontalité et suggestion.
Nul besoin de cris, nul besoin de larmes. Nous comprenons bien de quoi il s’agit. Non seulement notre écoute est maintenue et le fil de tension jamais brisé, mais nous pouvons travailler notre regard autrement que par l’angle facile de la moralisation.
«La nuit du 4 au 5» au Premier Acte en images
Par Charline Clavier
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