ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Stéphane Bourgeois
La duchesse (Jacques Leblanc) a vécu à une vitesse folle, n’ayant jamais daigné ronger son frein, ayant astreint le vaste Montréal «à ses pieds», plantant sa «graine» à tout vent. Au quotidien, elle a composé ce personnage féru de mondanités et de sexe au cours des quelque «40 années de service» qu’elle cumule à titre d’escorte.
Elle sonde ce passé, revisitant les nombreux personnages qu’elle a interprétés au cours de sa carrière, comme elle eût revu de vieux amis. La dame aux Camélias, May West, Shirley Temple et autres égéries féminines sont du nombre. La duchesse de Langeais est d’ailleurs elle-même tirée d’un roman de Balzac, lequel s’est appliqué à démonter la légitimité de la noblesse aristocratique au 19e siècle.
La duchesse évoque ainsi les jalons de son succès et d’une vie qu’elle a menée comme en apesanteur, aussi librement que possible, en s’élevant par rapport au prosaïsme du quotidien ouvrier.
«Ce soir, on ne fait pas l’amour: on se saoule!»
L’assurance et la hauteur qu’elle affecte vont toutefois à vau-l’eau au fil d’un après-midi qu’elle écoule à s’enivrer, affalée sur une terrasse dardée par le soleil. «Le whisky pis les hommes, c’est ça qui va m’pardre», constate-t-elle alors qu’elle remonte le fil de son passé jusqu’à sa plus tendre enfance. Le masque, les accessoires affriolants, viennent à tomber. À la manière des effeuilleuses, elle se révèle ainsi au public, lentement.
La lubricité du personnage, son avidité maniaque pour le «cul», témoignent de ses efforts pour combler un abîme qui s’est creusé en elle. En définitive, les tombereaux d’amants qu’elle a enchaînés ont échoué à repousser la crainte qui l’habite: celle de l’attendrissement et des risques qu’il pose. «On pense qu’on a pu de cœur, pis on se rend compte que c’est tout ce qui nous reste», crache-t-elle, le cœur raviné par une déception amoureuse. Ainsi le destin lui tend-t-il cette embuscade au détour de ses 60 ans, prenant les traits d’un bel éphèbe auquel elle voue un amour fiévreux à sens unique.
La sexagénaire décatie dirige son impuissance rageuse contre les «p’tites juives» ingénues qui ébauchent leurs premiers gestes dans l’arène impitoyable des sentiments marchandés. Elle observe son passé avec regret, alors que celui-ci dérive vers des eaux inatteignables.
Une sentimentalité universelle
L’écriture de Michel Tremblay a cette faculté de plonger dans la mer intérieure de ses personnages, si humains; dans leurs effusions sentimentales, leur ivresse de même que dans les cloaques de leur souffrance. La sensibilité de la duchesse agit à la manière d’un vase communicant avec celle du public. Lorsqu’elle retourne les pierres de son passé, celui où on la désignait comme Édouard, elle donne à saisir et à mesurer l’envergure du drame qui est le sien. Ses confessions sont proprement bouleversantes.
A priori, il semblait intriguant qu’une pièce du répertoire de Tremblay prenne l’affiche pour une deuxième année consécutive au Trident, signée par la même metteure en scène que Le Vrai monde? présentée l’année dernière. Or, le regard de Marie-Hélène Gendreau sur l’oeuvre de Tremblay est réjouissant.
Pour La duchesse de Langeais, la créatrice a élagué au maximum les artifices autour du personnage principal, bien que l’univers dépeint par la duchesse s’y serait volontiers prêté. Le véritable point de focalisation de son travail consiste en le texte de Tremblay de même qu’en l’interprétation renversante de Jacques Leblanc. Sémillant, l’acteur paraît se délecter de son personnage qui lui permet de révéler l’étendue de son talent, l’élevant au rang de virtuose. Sa performance est remarquable.
Quelques répliques bien affûtées atteignent le cœur avec une précision déconcertante ou encore déclenchent l’hilarité. «Dans c’te vie-là, on sait jamais c’qui vous pend entre les deux jambes», laisse ainsi tomber la duchesse à un point de la pièce, renseignant sur les aléas de la vie d’escorte.
Gendreau a également rallié un danseur (Fabien Piché) à la distribution, convoquant les années et la gloire disparues de la duchesse d’une part, de même que ce jeune homme «à la graine d’airain» dont elle s’est éprise d’autre part. La chorégraphie signée Alan Lake, les corps-à-corps entre Leblanc et Piché, décuplent l’amplitude du propos de la protagoniste, levant le voile sur la part d’indicible du sort qui afflige la duchesse ou encore sur ce qu’elle aurait sans doute préféré dissimuler, par coquetterie.
Le chanteur Keith Kouna, de même que le musicien Vincent Gagnon, sont également présents sur scène. Leur son verse dans des registres diversifiés, si bien que l’on s’étonne, à certains points de la pièce, de l’agencement d’une musique rock avec la noblesse que cherche à incarner la duchesse. Les mots de Kouna, de même que ceux de Barbara, notamment, se marient toutefois bien avec le propos.
En somme, la pièce émeut autant qu’elle désopile la rate des spectateur.rice.s. C’est précisément à cette versatilité, de même qu’à cette promiscuité entre la sensibilité de ses personnages et celle des membres de l’auditoire, que tient le génie de Tremblay.
«La duchesse de Langeais» en images
Par Stéphane Bourgeois
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