«Ici» de Gabrielle Lessard au Théâtre Espace Libre

L’Espace Libre, théâtre de quartier dans le sens le plus pur du terme, s’intéresse fréquemment au sort de ces exilés, dont plusieurs se sont relocalisés dans les parages de l’ancienne caserne de pompiers qu’il occupe.

On se souvient entre autres de la déchirante œuvre d’Anaïs Barbeau-Lavalette et d’Émile Proulx-Cloutier, Pôle sud: documentaires scéniques, qui faisait le portrait de quelques-unes de ces magnifiques âmes. Ici est une œuvre de docu-fiction qui perpétue cette noble tradition, et qui nous présente trois personnages fictifs de différentes époques, dont le parcours de vie a été altéré par Radio-Canada.

Une œuvre chorale, donc, écrite par Gabrielle Lessard suite à une longue phase de documentation. Les personnages, criants de vérité, sont une jeune ouvrière qui a perdu une partie de sa jambe dans un accident de manufacture avant que le Faubourg soit rasé (Anne Trudel), un travailleur social qui accumule les diplômes universitaires et qui a vécu l’avant et l’après (Sébastien René), et une jeune actrice fraîchement sortie de l’école – et de la Rive-Sud – qui vient s’installer dans le quartier avec ses rêves et son idéalisme (Catherine Paquin-Béchard).

En nous offrant des histoires plus intimes pour accompagner la grande Histoire de notre société d’État, Lessard fait appel à notre sentiment d’appartenance à la culture québécoise, et sa manipulation émotive frappe droit au cœur.

On se sent investis par le drame qui se déroule sous nos yeux, l’incertitude quant au futur de l’entreprise, l’échelle très humaine de la trame narrative, et l’étonnante structure qui nous garde sur le bout de notre petit banc jusqu’à la toute fin.

On sent que beaucoup de détails autobiographiques se sont glissés dans les tirades du personnage joué avec candeur par Catherine Paquin-Béchard; c’est un projet à l’opposé de l’intimisme de la mise en scène précédente de l’auteure, une adaptation du roman Déterrer les os de Fanie Demeule présentée au Théâtre d’Aujourd’hui l’an dernier.

Ponctué par la projection d’images d’archives, le constat qu’elle dresse est une lettre d’amour à Radio-Canada, une entité que l’on croit immortelle, mais dont la démocratie informationnelle est menacée, autant par l’omniprésence du web que par la multiplication des coupures financières du gouvernement. Il y a beaucoup de tendresse dans les mots de Gabrielle Lessard, autant envers son sujet qu’envers ses personnages de la classe ouvrière, dont la résilience inspire.

Si le spectateur ressort de la salle partagé entre la fierté et l’inquiétude, la mission est accomplie, et c’est aussi le sentiment que nous inspire le quartier au grand complet: malmené par l’histoire, mais toujours debout.