ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Nicola-Frank Vachon
Dès le début de la pièce, Loup bleu entre en scène, fièrement vêtu d’un t-shirt des Pussy Riot, et pose les bases de ce qui va suivre. Dans un entretien entre lui, son cheval et Tolstoï qui tente de s’immiscer dans la conversation, le directeur artistique et philosophique du Théâtre du Sous-marin jaune annonce que l’adaptation présentée est libre, mais fidèle. Le pari sera tenu, de l’immensité des 2000 pages de la fresque historique, on retiendra des fragments de la trame narrative pour en retirer un triangle amoureux et l’essence de la question du libre arbitre. Au change, on n’aura rien perdu de la dimension épique et le drame qui se joue garde l’ampleur du fatalisme de l’original.
De l’ensemble, il se dégage une grande fluidité, en partie assurée par la présence de Loup bleu que la mise en scène fait rebondir d’un clan à l’autre, tantôt guide, tantôt confident, plus tard soldat. La gradation du degré d’intensité permet d’éviter la saturation et l’épuisement qui peuvent survenir lorsque l’on s’attaque à de tels colosses. C’est avec habileté que les éléments d’humour, de drame, puis de réflexions sont enchâssés dans la trame de l’histoire. On oublie vite le mélange des marionnettes utilisées sur scène et des codes théâtraux parfaitement amalgamés pour se laisser aller à se divertir, autant que réfléchir. On est marqués par l’horreur de la retraite de Russie et l’on retient davantage les données historiques qui soulignent l’absurdité de la guerre, que les aphorismes qui, quoique sublimes, sont trop densément enfilés. On attendra une version publiée pour les relire, ici, on ne peut que les voir passer.
Sans rien dévoiler des idées fabuleuses qui jalonnent le récit, on peut dire que le spectateur va de surprises en émerveillements. Les images fortes créées par les décors articulés autour du lit central (dont on effeuille les draps comme on tourne les pages d’un livre) et les éclairages aussi précis qu’enveloppants sont de celles qui marquent. Un mot pour ne pas oublier de saluer la trame sonore expressive, solide et nuancée, qui contribue pleinement au rendu de cette saga et au jeu (dévoué, mais parfois inégal) des acteurs qu’elle soutient avec aplomb.
En guise de conclusion, Tolstoï aura finalement son mot à dire ce qui résultera en un cri du cœur «Vive l’anarchie!», et une drôle de parade au projecteur qui se fixe enfin sur lui. Ainsi, il se dérobe, alors que Loup bleu l’encense en concluant que «ce sont les idées qui font bouger le monde». Terminons en soulignant que pour un roman aussi innovateur dans l’histoire de la littérature mondiale, l’utilisation de l’art de la marionnette était parfaitement appropriée pour en renouveler le message. Et si Tolstoï a renié Guerre et paix dans les dernières années de sa vie, il y a fort à parier qu’il en aurait légitimé la vision de Lavigne et Laprise, qui ont su tirer la substance même du message de ce titan; en ce sens que «tous les hommes, petits et grands, sont les marionnettes de l’histoire».
Présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 21 novembre 2015.
Texte, Louis-Dominique Lavigne, assisté de Loup bleu, mise en scène, Antoine Laprise,
Interprétation, Paul-Patrick Charbonneau, Antoine Laprise, Jacques Laroche, Julie Renault,
Décors et lumières, Christian Fontaine, conception des marionnettes et costumes, Stéphanie Cloutier, Conception sonore, Martin Tétreault, Accessoires et assistance au décor, Erica Schmitz