ThéâtreEntrevues
Crédit photo : Raphaël Ouellet
C’est la toute première artiste en résidence d’ESPACE GO, Sophie Cadieux, qui a déclenché l’envie chez Ginette Noiseux de créer un grand chantier de réflexion, puisqu’à travers leur dialogue passionnant, celle-ci remarquait une grande distance générationnelle. «Souvent, Sophie me disait « Vous ne nous avez pas enseigné par où vous êtes passées », et ce n’est pas simple! Moi, je viens d’une génération qui se mobilisait, et là, de voir que les gens sont derrière leur écran, sur Facebook, et qu’en faisant “Like”, ils ont l’impression de participer pour vrai à activer le changement, c’est fou! Alors il faut essayer de briser cette barrière-là, et c’est ce qu’on veut faire avec le Chantier féministe», en acquérant des connaissances essentielles, affirme la directrice de l’institution.
C’est donc à travers l’histoire, la découverte des courants et pratiques théâtrales, et en déboulonnant des mythes, notamment, que le Chantier féministe espère éveiller davantage les consciences dans le milieu théâtral, oui, mais aussi dans la société, de façon générale. «Tu as six ans et la première chose que tu apprends à l’école, c’est que le masculin l’emporte sur le féminin. Après, il ne faut pas s’étonner que le stéréotype du garçon fort et de la fillette jolie perdure. Ce n’est pas de théâtre dont on va parler, c’est de ça! On va parler de l’évolution du féminisme au Québec, mais aussi de l’histoire de la lutte des femmes autochtones, par exemple. Ça va bien au-delà du théâtre, et c’est à l’image du théâtre, qui représente la société dans laquelle on vit», avance Ginette Noiseux, qui nous invite tantôt à des dîners-causeries aux sujets plus pointus, tantôt à des tables rondes avec des invités de grand calibre pour échanger avec le public.
Ce sont douze femmes «qui ont une pratique et une parole forte», sur le comité directeur, qui ont concocté ce Chantier féministe. Parmi elles, les représentantes des FET et la jeune metteuse en scène Solène Paré, qui abonde dans le même sens que Ginette Noiseux au sujet du projet: «On veut sensibiliser, on veut rendre visible la contribution des femmes à l’avancement des pratiques artistiques et essayer d’examiner ce qui fait obstacle, et on veut vraiment en arriver à des conclusions et des stratégies très concrètes». Ainsi, à la fin de chacune des activités des trois journées pour le grand public, on demandera aux gens d’écrire un mot ou une priorité qu’ils retiennent de la discussion, et ces mots, additionnés sur un mur de GO, aideront les participants aux deux journées pour professionnels à réfléchir, à se questionner, et à débattre.
Du mardi au jeudi: on réfléchit tous ensemble
On parlera inévitablement de parité, puisque les statistiques sont claires: il y a environ deux tiers d’auteurs et de metteurs en scène hommes pour un tiers de femmes. Davantage encore: les femmes œuvrent généralement dans les petites salles, comme la Petite Licorne, la salle Jean-Claude-Germain ou Fred-Barry. «Un petit plateau, en théâtre, souvent, ça rime avec faire sa propre production soi-même, donc tu as la charge artistique et la charge financière aussi. C’est plusieurs chapeaux à porter, et comme metteuse en scène, j’ai vraiment l’impression qu’il y a des choses qu’on ne peut dire ou faire ressentir que sur de grands plateaux», exprime Solène Paré, qui souhaite vivement que le Chantier féministe mène à une reconnaissance du talent féminin et des injections massives d’argent pour les femmes de son milieu.
«La parité, ce n’est pas d’avoir dans une programmation autant de filles que de gars. La vraie parité, pour des artistes, c’est d’avoir autant d’argent pour pouvoir réaliser leurs projets. Alors si un jeune créateur talentueux reçoit une bourse de 25 000$ et que cinq femmes très talentueuses reçoivent chacune 10 000 $, ce n’est pas la parité! Ça coûte cher développer sa signature, engager du monde, faire travailler des artisans», ajoute Ginette Noiseux, qui espère néanmoins que la première parité qu’ils atteindront, à travers le Chantier féministe, est qu’il y ait autant d’hommes que de femmes qui s’inscrivent afin de venir écouter, mais surtout, apprendre.
Le mardi 9 avril, c’est un dîner-causerie intitulé «Pourquoi le masculin devrait-il l’emporter sur le féminin?» qui ouvrira le Chantier, après une soirée d’ouverture qu’on promet émouvante, le lundi soir. Il s’agira d’une belle occasion pour le public de se démêler entre les différentes écoles du langage épicène, qui préconisent tantôt un vocabulaire dégenré (le ou la metteur en scène), tantôt un vocabulaire audible (autrice versus auteurE). En soirée, une table ronde sur l’histoire de la prise de parole des femmes abordera ce qui s’est passé «entre 1978 et 1983, qui sont de grandes années de l’âge d’or du mouvement féministe au Québec, où il y avait quand même sept troupes de théâtre féministes, avant le clash énorme de Polytechnique et les décennies de noirceur qui ont suivi», se rappelle Ginette Noiseux.
Durant «Déboulonner les mythes», la table ronde du mercredi soir, on s’attaquera à ce biais inconscient qui nous mène à penser que l’équité et l’égalité sont déjà acquises, tandis que lors du dîner-causerie du jeudi, on s’intéressera à la présence et à la représentation des femmes dans les médias. Animée par Nathalie Petrowski et en compagnie d’une chercheuse du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) spécialisée en analyse de couvertures médiatiques, l’activité mettra de l’avant des résultats assez surprenants «ne serait-ce que dans le vocabulaire utilisé quand on parle des œuvres de femmes ou d’hommes. Dans les photos, aussi: souvent, on demande aux femmes de regarder dans le néant, alors que les hommes regardent droit dans les yeux. Elle a vraiment fait une analyse sémantique de tout ça», mais en couvrant uniquement les rentrées culturelles de l’automne et de l’hiver derniers, comme pour exposer un Polaroid, explique la directrice de GO.
Le vendredi et samedi: les professionnels font le bilan
Des recommandations ont déjà été faites par les FET en 2016, et celles-ci seront exposées sur les murs d’ESPACE GO, mais l’équipe laisse la porte ouverte à ce qu’autres choses surviennent des discussions. Dans tous les cas, un rapport officiel et assez substantiel suivra le Chantier féministe, dont les deux dernières journées réservées aux professionnels tant des médias que les travailleurs culturels, concepteurs et artistes, s’intéresseront à quatre enjeux identifiés par le comité directeur, à savoir comment développer le leadership des femmes, la question de la conciliation travail-famille – ou vie personnelle et vie professionnelle –, la visibilité et le harcèlement.
«Donc les constats sont faits avec ces quatre questions-là, et les obstacles, on va les avoir fouillés pendant toute la semaine. À partir de là, on va se retrouver en sous-groupes de discussions et on va vraiment se demander ce qu’il y a derrière ces questions-là. Alors si par exemple moi je suis sur la table qui demande comment déployer le talent des femmes et que moi je dis qu’à mon avis, il faut les prendre dès leur sortie de l’école, ça va devenir une question: comment les soutenir dès leur sortie de l’école?», illustre Ginette Noiseux, ajoutant qu’à la fin de la journée du vendredi, quatre nouvelles questions ainsi formulées seront priorisées, ce qui leur permettra, le samedi, de trouver quatre mesures à fort impact pouvant être mises sur pied immédiatement.
«Ça veut dire que toi tu vas me donner des idées, moi je vais te donner des idées, on va mettre nos idées ensemble, on va les confronter avec les autres tables, pour qu’il y ait le plus d’intelligence qui s’additionne», ajoute la directrice de GO, qui affirme qu’on ne peut se passer d’aucune intelligence, et qui voulait à tout prix s’éloigner des conférences d’experts bien-pensants et des points de vue déjà établis et tous semblables, en mettant sur pied son Chantier féministe. «On pense que c’est l’intelligence collective qui va nous permettre d’activer le changement».
Et quand tout sera fini…
«Ça va quand même se poursuivre dans les saisons qui viennent, par ce qu’on appelle des événements sentinelle. Ça n’aura pas toute cette ampleur-là, mais on va faire le suivi sur l’évolution des statistiques. Là, les FET ont surtout regardé les autrices et les metteuses en scène; or, quels sont les personnages de femmes qui sont joués sur les scènes montréalaises? Qu’est-ce qu’on leur faire dire? Quelle est la situation des conceptrices qui sont dans des domaines presque exclusivement réservés à des gars, comme la conception de son, de lumières ou de vidéo?» questionne Ginette Noiseux, pour qui la discussion ne sera pas terminée. Pour elle, il est impératif de brosser un portrait beaucoup plus large.
Loin de la série de témoignages du genre «Moi, ça fait 15 ans que je suis sur le marché du théâtre et je n’ai pas de subventions», le Chantier féministe proposé par ESPACE GO souhaite vraiment mettre à contribution le public – d’hommes autant que de femmes! –, entendre ses idées et mettre à contribution sa vision. «Le théâtre, ça concerne tout le monde. Pourquoi est-ce que l’imaginaire collectif, présentement, est si masculin? Comment est-ce qu’on se raconte? Et comment est-ce qu’on veut se raconter, nous, demain?», demande Solène Paré, en regard tant à l’écriture dramatique qu’à la grande Histoire. Finalement, cet événement en est un qui touche toutes les personnes qui ont envie d’innovation au sens large, mais pour cela, il faudra joindre les actions aux paroles exprimées entre le 8 et le 13 avril prochains.