ThéâtreDans l'envers du décor
Crédit photo : Tous droits réservés @ Nicolas Descoteaux
Nicolas, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel pour le monde du spectacle vivant. Comment est-il arrivé dans ta vie?
«J’ai découvert la lumière de spectacle très tôt dans ma vie. C’est par accident, à l’âge de 12 ans, que je me suis retrouvé au milieu d’un concert rock. Tous ces rais de lumières colorées qui dansaient dans la fumée de façon organisée et rythmées par la musique, ça m’a complètement sidéré. J’ai été foudroyé par cette vision. Dès lors, j’ai commencé à collectionner les concerts de toutes sortes. J’allais voir mes idoles jouer dans d’immenses arénas avec des proportions scéniques inimaginables.»
«Bien que j’affectionnais beaucoup la musique, ce sont les jeux de lumière qui me captivaient, qui me fascinaient et qui me questionnaient le plus. J’étais obnubilé comme un papillon virevoltant devant sa lumière! J’ai eu l’appel à ce moment-là. Je voulais chorégraphier les lumières de spectacles.»
«À la même époque, en voyant Le bourgeois gentilhomme au Théâtre du Trident, j’ai vu et remarqué la lumière comme dans les concerts musicaux, mais elle était ici différente; plus fine, plus douce et plus intelligente. Elle me questionnait encore plus.»
«Après quelques années de parascolaire à faire de la technique de scène au cégep, j’ai décidé de m’inscrire à une formation professionnelle à l’Option Théâtre du Collège Lionel-Groulx pour assouvir ma curiosité et pour me spécialiser en lumière. Le théâtre s’est complètement révélé à moi à l’École de théâtre. C’est comme si, par analogie, j’avais toujours voulu construire des meubles, mais que je ne connaissais pas le bois. Et pour apprendre à faire des meubles, j’avais suivi un cours en ébénisterie où je découvrais le bois, ce matériau noble, avec ses essences et ses caractéristiques propres, et que j’apprenais, à travers lui, l’histoire du meuble!»
«Pour moi, le théâtre, c’est le matériau noble et l’essence de l’art vivant. C’est à travers le théâtre que j’ai appris à faire des spectacles!»
En tant que concepteur d’éclairages, est-ce que tu façonnes une proposition seulement à partir du texte, ou il s’agit toujours d’un travail d’équipe avec les autres créateurs et le metteur en scène?
«Le texte, le cas échéant, est l’appui de départ de discussions avec le metteur en scène et de rencontres avec l’équipe de création. Bien que le texte puisse me faire rêver ou m’insuffler des désirs créatifs à la lecture, la vision de la mise en scène se greffe très tôt dans le processus.»
«C’est à travers la vision des créateurs primordiaux (metteur.e.s en scène, chorégraphes, scénographes) et de conversations avec eux que je vais commencer à imaginer et à proposer des idées conceptuelles. Et ça dépend aussi des projets, de leurs essences. Au théâtre, par exemple, le texte est l’origine de l’œuvre; c’est le point central de tout. À l’opéra, c’est la musique qui prévaut, certes, mais ce sont les visions des mises en scène, les relectures et les transpositions possibles de l’œuvre qui magnifient les livrets d’opéra.»
«C’est la musique et l’univers visuel, dans lesquels l’intrigue est campée, qui sont présentés, qui sont racontés aux spectateurs. Au cirque ou en danse, il n’y a pas de texte ou de livrets. Rarement en tout cas. Alors c’est une page blanche à écrire; un territoire vierge qui offre un éventail de possibilités. Il faut donc que tous les créateurs s’arriment pour aller dans la même direction, pour proposer une vision originale et authentique.»
«Pour moi, le texte n’est pas une finalité, mais un commencement. La rencontre et l’échange sont au cœur de ma démarche.»
Tu utilises la lumière pour guider les spectateurs à travers la mise en scène et la dramaturgie avec un mélange d’approches qui influencent les perceptions et les ressentis. Comment penses-tu tes conceptions, et par quoi te laisses-tu inspirer dans le cadre de ton travail?
«La lumière joue plusieurs rôles à la fois. Elle est définissable et perceptible en même temps qu’elle est énigmatique et floue. En physique pure, la nature propre de la lumière est ondulatoire et/ou corpusculaire, c’est-à-dire qu’elle réagit soit comme une onde, soit comme une particule. J’aime bien jouer avec le paradoxe physique de la lumière et proposer deux versions de cette singularité. Ainsi, dans un premier temps, j’applique mon rôle très définissable qui est de mettre en lumière ce qui se passe sur scène pour que le spectateur puisse voir l’œuvre et tous les efforts des conceptions et d’interprétations qui y sont investis.»
«C’est en suggérant l’ambiance et l’atmosphère, et en révélant le décor, que j’y parviens dans un premier temps, en m’appuyant sur des inspirations, des intuitions. J’éclaire les sujets qui y évoluent, qui parlent, qui chantent, qui dansent, qui se contorsionnent. Déjà, une multitude de choix s’imposent!»
«Dans un deuxième temps, en disséquant l’image lumineuse en parties distinctes et en couches d’importance (ce qui doit être compris, ce qui doit être vu, ce qui doit être discerné, et ce qui doit être ressenti), j’arrive à diriger l’oeil du spectateur comme le feraient les mouvements d’une caméra au cinéma, qui dirige l’œil du spectateur. J’essaie toujours de diriger les spectateurs si je le peux et sans les prendre par la main vers les enjeux de l’œuvre, vers la vision de l’œuvre. Puis, les couches invisibles et intangibles, mais qui sont ressenties par le public, se greffent à la toute fin. C’est le duende que Federico García Lorca a défini comme étant “ce pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique”. Quand (et si) je parviens à mettre en lumière cette ultime couche, je considère alors et seulement que je maîtrise mon art.»
À quoi ressemble une journée typique pour toi en tant que concepteur d’éclairages? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien ton quotidien!
«Il n’y a pas une journée qui se ressemble et heureusement dans un sens! C’est ce qui rend entre autres ce métier si beau.»
«Je dirais qu’il y a plutôt des types de journées ou des phases que des journées typiques. Par exemple, il y a la phase de recherches, d’analyses et de lectures, celle des répétitions et des réunions de production et de création. Il y a également la phase des budgets et des soumissions, l’administration, les négociations, les contrats et les certificats. Puis la phase plus créative, celle où je dessine et produis les plans des lumières du spectacle en cours. Ensuite vient la phase de l’entrée en salle, du montage, de l’accrochage, des réglages, des intensités d’éclairages, des enchaînements, des raccords techniques, etc. Il y a enfin la phase de la postproduction, où toutes les données de la création sont comptabilisées, mises à jour et redessinées pour la tournée, la formation de nouveaux opérateurs, la maintenance des concepts en tournée, les reprises à gérer… Ah et il y a les phases de promotion, de mise à jour du portfolio et du site internet, d’évaluation, de formation.»
«De façon réaliste, on brasse toutes ces phases et ces types de journées, puis on les jette sur une plage horaire et ça remplit vite toutes les cases. Et il n’y a pas une journée similaire pour toute l’année!»
Tu œuvres dans le milieu théâtral depuis bientôt 30 ans et ton portfolio témoigne d’une belle diversité d’approches et de collaborations. Peux-tu nous parler des défis que tu as eu à relever dans le cadre de ta profession, que ce soit pour une production en particulier ou pour un évènement qui te vient en tête?
«Il y a des productions qui sont plus difficiles que d’autres. L’espace restreint pour la lumière à cause d’une encombrante scénographie, par exemple, ou d’un dispositif de projections vidéo qui projette partout autour des sujets que je dois éclairer, mais dont la lumière ne peut pas toucher les surfaces de projections. Ou encore des tissus ou des couleurs qui deviennent morts sous les projecteurs. Il faut réagir vite et tôt dans le processus, et surtout le faire dans le respect des conceptions et des équipes de créations. Il y a toujours une solution à tout. Il suffit de regarder les choses sous un autre angle.»
«Il y a aussi les contraintes de temps de création. Pour les éclairagistes, le plus gros de la création se fait in situ sur le plateau, lorsque les projecteurs sont dirigés sur les artistes. Ce temps n’est pas élastique et il arrive à la toute fin du processus. Dans certains cas de figure, j’ai déjà eu très peur d’ouvrir et de présenter une première!»
«Il y a aussi les défis budgétaires qui sont récurrents. Il n’y a jamais assez d’argent pour réaliser nos rêves qui sont toujours trop gros! Il est parfois difficile de réaliser les souhaits des créateurs. Nous rêvons tous de cet effet que nous avons vu dans le film de machin ou dans le show de chose. Mais la réalité monétaire nous rattrape vite et nous trouvons des solutions créatives.»
«Et dans les événements récents qui ont marqué ma profession, c’est la pandémie de COVID-19 qui remporte la palme! Jamais nous n’aurions imaginé à quel point nous allions être impactés par cet évènement planétaire. C’est toute une première! Les défis de ma profession, durant ces mois de disette, ont été de rester à flot, d’étudier et de jongler avec les calendriers possibles de reports, d’entrevoir l’avenir… Et cette pression de se renouveler sans cesse. Comment dois-je réagir et recréer, comment dois-je transformer ma passion de la lumière quand les théâtres sont fermés? Mon art se pratique presque exclusivement dans les théâtres où les projecteurs et l’accrochage sont présents. Je suis très démuni dans mon salon ou devant mon ordinateur. Mais, heureusement, la lumière est au bout du tunnel…»
Est-ce qu’il y a une ou quelques autres productions sur lesquelles tu as travaillé et dont tu es particulièrement fier, ou qui t’ont particulièrement marqué?
«Les productions des dernières années m’ont apporté beaucoup de satisfactions personnelles. Peut-être suis-je plus clément avec mes réalisations que dans le passé, ou peut-être aussi que je maîtrise plus mon art? Quoi qu’il en soit, je dirais d’emblée: tous mes spectacles avec le metteur en scène Florent Siaud. Ce prodige a une vision rafraichissante des œuvres qui m’enchante beaucoup et notre esthétisme ne cesse de croître. Pour en citer quelques-uns: Les bains macabres, Britannicus, Les Enivrés, Psychose 4:48.»
«Il y a aussi de précieuses collaborations avec le metteur en scène français Kristian Fredric, avec qui j’ai réalisé de petits bijoux: Big Shoot, Jaz, Fando et Lis à l’Opéra de Saint-Étienne en 2018, Quai Ouest en 2015, et Cavaleria Rusticana i Pagliacci en 2017 à l’Opéra du Rhin de Strasbourg, parce que c’était tout simplement colossal.»
«Dans un autre registre, Seul Ensemble, du Cirque Eloize en 2019, qui est un spectacle autour de Serge Fiori et le spectacle Animal du Cirque Alfonse.»
Qu’est-ce qui fait ta particularité comme artiste, selon toi, et qui fait que ta signature visuelle est reconnaissable dans tes œuvres?
«C’est une bonne question. C’est peut-être à d’autres d’y répondre. Je ne discerne pas toujours ce que je fais ou comment j’évolue.»
«Il y a eu bien sûr des périodes. Des périodes colorées, en noir et blanc, structurées, déstructurées, dynamiques ou statiques. La tâche revient cependant. Je sais maintenant que je suis plus peintre qu’architecte, en ce sens que j’applique des lumières et des couleurs par couches délicates avec des pinceaux de lumière plutôt que de structurer l’espace avec des charpentes de lumière. J’apprécie beaucoup les architectures lumineuses, mais j’ai plus de facilité et de succès avec la peinture. C’est plus délicat, plus invisible et plus facile de faire apparaître le duende!»
Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?
«Il y a Courville, le plus récent spectacle d’Ex Machina avec Robert Lepage, qui sera présenté au Diamant de Québec! Sinon, Animal du Cirque Alfonse, qui sera en tournée au Québec et dont une reprise est prévue à la TOHU en novembre, tout juste avant un envol vers le vieux continent. Il y a aussi Pacific Palisades qui est à venir, avec la très magnifique Evelyne de la Chenelière, au Théâtre Paris-Villette à Paris en novembre, ainsi que La beauté du Monde de Michel Marc Bouchard, qui sera présenté à l’Opéra de Montréal en mars 2022. Sans oublier la pièce 4:48 Psychose, qui sera jouée en reprise au printemps 2022 avec la sublime et magistral Sophie Cadieux. Tout ça et bien d’autres encore, si la pandémie nous est clémente…»
Pour lire nos précédentes chroniques «Dans l’envers du décor», c’est par ici!
Les conceptions de Nicolas Descoteaux en images
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