ThéâtreL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Julie Artacho
Michelle, quel plaisir de te retrouver après nos derniers échanges qui datent du printemps 2021! Avant toute chose, on aimerait beaucoup savoir comment se sont passées les représentations de Comment épouser un milliardaire, le spectacle que tu as présenté au Théâtre Aux Écuries en avril et décembre 2021?
«En avril 2021, c’était la première réouverture depuis le début de la pandémie: il y avait une effervescence, beaucoup d’inconnu et de yoyos. Le couvre-feu est arrivé quelques jours avant la première, une reconfiguration des règles de distanciation plus strictes aussi. Je pense que la billetterie a dû appeler tous les détenteurs de billets au moins deux fois pour des réaménagements! On avait une jauge de 16 à 32 spectateurs masqués… C’était spécial dans le contexte d’une adresse directe au public. J’avais chaud! Mais on a fait plein de supplémentaires et joué plusieurs fois par jour. Il y avait quelque chose de sportif, de combatif, de joyeux et d’immensément solidaire.»
«Ensuite, j’ai eu la chance de pouvoir le refaire, dans une version que je continue à améliorer et à roder. En décembre 2021, il y avait toujours des contraintes mais moins sévères, on pouvait être plus nombreux en salle… J’ai apprécié l’ambiance qui se rapprochait d’une situation normale et où je pouvais davantage me déposer dans le spectacle. J’espère le reprendre!»
«Ce qui est véhiculé dans ce spectacle est d’intérêt public. Tout le monde devrait connaître les visages des 2 755 personnes qui possèdent tout, exploitent et polluent exponentiellement.»
Tu diriges depuis plus de 10 ans la compagnie Pirata théâtre, qui «développe une écriture théâtrale pirate» et «qui tisse des liens entre le réel et les arts». Pourrais-tu nous en dire plus sur sa mission et sur le concept d’écriture théâtrale pirate, en fait?
«Je dis “pirate” comme dans pirater/hacker. Je fais ça, en mettant en scène des gens qui ne sont pas des professionnels du théâtre ou qui sont là, en tant qu’eux-mêmes. Ça, ça pirate les codes de la discipline artistique, les attentes de virtuosité auxquelles on s’attend devant quelqu’un sur scène. Je pirate le théâtre de différentes manières: en essayant d’introduire des instants “vrais” dans la représentation, des moments où les performeurs ne peuvent pas faire semblant. J’essaie d’aménager, dans ma mise en scène, de l’espace pour que des moments non prévus ou non fabriqués adviennent.»
«Je pourrais aussi dire que le piratage se fait dans l’autre sens: pirater le réel avec le théâtre. Je travaille à partir du réel, de la vraie présence d’individus et de parts de leurs vécus, mais je les réorganise en me servant des moyens, des codes du théâtre. Plus personnellement, (attention on va plonger dans mon imagerie intime): au début, j’avais l’image des pirates qui s’attaquaient à des gros navires. Je voyais notre action comme si on accostait une embarcation et qu’on se mêlait à l’équipage et qu’on “fuckait” l’itinéraire, le plan de croisière.»
Dès le 22 avril, le Théâtre Aux Écuries présentera, en codiffusion avec Pirata Théâtre, la captation du spectacle 100 secondes avant minuit. Les spectateurs seront plongés dans les récits de sept hommes et femmes ayant un lien intime (bien réel) avec l’effondrement, réunis sur scène afin d’instaurer «un dialogue poétique entre la crise suicidaire et la crise de l’effondrement écologique pour catharsiser nos constats d’impuissance.» Toi qui, en plus d’avoir assuré la mise en scène, as réalisé le collage des témoignages des participant.e.s et orchestré l’écriture de plateau, voudrais-tu nous parler de la trame narrative de cette œuvre chorale, ainsi que des enjeux de création liés à cette pièce devenue captation?
«Pour coller tous les morceaux, la structure du spectacle est comme une partie d’un jeu. Chaque représentation est “une game de 100 secondes”. La règle de base de ce jeu-là vient de quelque chose qui existe pour vrai, “l’horloge de l’Apocalypse”, qui est une horloge imaginée par des scientifiques afin de nous mettre en garde sur les dangers qui menacent notre civilisation. Pour eux, “minuit” représente le point de non-retour.»
«Quand j’ai commencé le projet, le show s’intitulait Deux minutes et demie avant minuit. Cette horloge régit toutes les actions: chaque intervention doit s’orchestrer sous un compte à rebours de 100 secondes.»
«Puisque le spectacle est construit autour de cette actualité qui est changeante, ça devient difficile de le reporter à l’année prochaine ou dans deux ans, parce qu’il faudrait tout repenser. Aussi, il y a une limite à ce qu’on peut faire en 100 secondes ou moins. Imaginez si ça descend encore. 30 secondes avant minuit: ça serait difficile.»
«C’est pour ça qu’il fallait le faire maintenant. Sinon, la réalité nous rattrape et on a moins de marge de manœuvre. Dans le show comme dans le monde.»
Outre les récits des performeurs et performeuses, ce spectacle est inspiré de méthodes d’intervention en suicide, de la lettre qu’a laissée l’activiste américain David Buckel – qui a mis fin à ses jours à New York, en 2018, pour des raisons liées à l’environnement – et d’extraits de poèmes d’Huguette Gaulin, qui s’est immolée à Montréal au début des années 1970 en s’écriant: «Vous avez détruit la beauté du monde!» En quoi a consisté ton processus d’analyse et de transposition créative de ces tranches de vie, qui ont été directement impactées par la détresse?
«Huguette Gaulin était présente dans la création dès le début, parce qu’elle rassemblait les deux crises. Puis, le suicide de David Buckel, c’est quelque chose qui est arrivé pendant le processus de création. Ça faisait déjà un an qu’on avait commencé à travailler sur le projet… Et, comme Huguette, il est devenu une figure réelle qui faisait un pont entre ces deux types de crises.»
«Pour créer une œuvre comme celle-là, il y a plusieurs étapes. Au début, après le recrutement, il y a des ateliers de création en groupe dans lesquels je ramasse du matériel: témoignages, gestes, références musicales et images avec les gens qui veulent participer. Ensuite, je prends les divers matériaux, (ici j’en avais qui étaient liés à la crise suicidaire, d’autres à la crise environnementale) et on fait des expériences où on les met en relation. On cherche les coïncidences. On cherche à voir comment ça communique.»
«Ce que je gardais, c’était le matériel qui pouvait évoquer à la fois la crise suicidaire et la crise environnementale. C’est dans ces exercices de mise en relation qu’on s’est rendu compte qu’entre les deux types de crises, le sentiment d’impuissance était un point commun important.»
Après 100 secondes avant minuit, tu présenteras L’espèce fabulatrice, un troisième spectacle dans le cadre du «cycle de la collapsologie» – dont tu nous avais parlé lors de notre précédent entretien – et qui traite de «l’après»… Où en es-tu dans le processus de création? À moins que ce soit encore un secret d’état, on est bien curieux d’avoir un petit avant-goût…
«Je suis dans le recrutement, les entretiens et les premières explorations. Je travaille avec des personnes qui considèrent avoir un lien intime avec l’effondrement et le fait de se relever de ça. C’est le dernier spectacle de mon cycle de la collapsologie. L’idée du triptyque, c’était de décortiquer une vision lucide de l’effondrement du vivant sur la planète en trois temps.»
«Avant, (Comment épouser un milliardaire), Pendant (100 secondes avant minuit) et Après (L’espèce fabulatrice). C’est sûr que j’arrive au bout du cycle avec un constat qui n’est pas rempli d’espoirs… Mais avec L’espèce fabulatrice, j’ai envie d’explorer ce qui se révèle quand quelque chose s’effondre. Comment, comme espèce, nous créons du sens avec l’absurdité ou la fatalité? Effondrement ne veut pas nécessairement dire anéantissement.»
«Le GIEC répète que la seule solution, c’est qu’il faut rapidement et complètement changer notre manière de vivre. Ce monde comme on le connaît est donc appelé à s’effondrer. Imaginons la suite pour contrer la peur. Quelqu’un me disait la semaine dernière: “L’après effondrement, ça devient une condition avec laquelle j’ai appris à vivre en m’étonnant d’être encore debout. Çe n’est pas la force que j’aurais imaginée, si je m’étais déjà imaginée avoir un jour à traverser ça”.»
Achetez vos billets pour découvrir la captation du spectacle 100 secondes avant minuit… avant qu’il ne soit trop tard en cliquant ici! Pour découvrir nos précédentes chroniques «Dans la peau de…», visitez le labibleurbaine.com/nos-series/dans-la-peau-de.
*Cet article a été produit en collaboration avec le Théâtre Aux Écuries.
«100 secondes avant minuit - la captation» en images
Par Najim Chaoui - Arach'Pictures