«Ceux qui se sont évaporés» de Rébecca Déraspe au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui – Bible urbaine

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«Ceux qui se sont évaporés» de Rébecca Déraspe au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

«Ceux qui se sont évaporés» de Rébecca Déraspe au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Disparaître... pour mieux exister

Publié le 20 avril 2022 par Edith Malo

Crédit photo : Valérie Remise

Chaque année, au Japon, quelque 100 000 individus organisent leur disparition volontaire. Surnommés les «Évaporés», ces derniers tentent ainsi d'échapper à la pression sociale, à l'endettement ou au déshonneur face à l'échec. Fascinée par ce phénomène qui se répand bien au-delà de l'Extrême-Orient, Rébecca Déraspe en a fait son sujet dans la pièce «Ceux qui se sont évaporés», présentée ces jours-ci à la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d'Aujourd'hui. Ce texte captivant est supporté par une bande d'actrices et d'acteurs aux profils éclectiques, dont Geneviève Boivin-Roussy, Élisabeth Chouvalidzé, Reda Guerinik, Éléonore Loiselle et Vincent Graton, pour ne nommer que ceux-ci, lequel effectue un retour sur les planches après 15 ans! Dans une mise en scène brillamment orchestrée par le talentueux Sylvain Bélanger, cette pièce touchante risque de susciter moult réflexions dès votre sortie du théâtre et les jours qui suivront.

Emma (Geneviève Boivin-Roussy) est une femme en apparence épanouie vivant une existence normale. Sur une checklist des accomplissements à réaliser dans une vie, on pourrait la croire comblée. Infirmière de profession, elle occupe un emploi estimé et respecté de la société. Mère de Nina, cinq ans, elle est entourée d’un mari exemplaire (Reda Guerinik) et de parents aimants (Josée Deschênes et Vincent Graton).

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Geneviève Boivin-Roussy. Photo: Valérie Remise

Mais qui est-elle, au fond, à part une série d’étiquettes, d’obligations et de liens contraignants? Le sait-elle elle-même?

Mettre en scène son identité

Le personnage d’Emma s’est toujours laissé porter par les aspirations et les désirs d’autrui. Celle-ci a toujours choisi ses professions en fonction des recommandations de sa mère. Elle s’est embourbée dans sa vie familiale et professionnelle à l’instar d’une automate qui répète jour après jour une séquence insipide.

L’écriture de Rébecca Déraspe, parfois hachurée et primale, ressemble à des mots robotisés d’une certaine manière. «Emma sexe» répète Emma à propos de sa vie sexuelle qui semble tout aussi calculée, planifiée, définie.

Emma n’est qu’une suite d’étiquettes et d’exécutions passives.

Certains signes avant-coureurs laissent présager sa disparition prochaine, dont cette lassitude névralgique avec laquelle elle semble aux prises. Ses absences fréquentes du travail pour aller marcher laissent ses proches perplexes, même qu’ils la croient dépressive.

En réaction à ses agissements pour le moins étranges, chacun tente de l’aider au mieux en faisant ce qu’ils ont toujours fait: s’immiscer dans sa tête, sous les pores de sa peau et aux confins de son identité truffée de mensonges…

Le metteur en scène Sylvain Bélanger illustre bien cette singularité de la pièce en faisant parler les personnages à la place d’Emma. «Je suis Emma», courte phrase lancée par l’interprète Geneviève Boivin-Roussy, à laquelle les autres personnages s’empressent de répliquer par des qualificatifs ou des caractéristiques, illustrant ainsi à quel point Emma est façonnée par son entourage.

D’ailleurs, je dois souligner que Geneviève Boivin-Roussy offre un jeu désarmant de vérité: elle est sur scène du début à la fin du spectacle, son personnage assistant à la réécriture de sa propre vie.

Disparaître sans laisser de traces, mais…

Bien que la première partie de la pièce aborde surtout l’existence d’Emma, de l’enfance à l’âge adulte, la seconde partie, quant à elle, pose davantage les projecteurs sur ses proches, ces victimes collatérales, en quelque sorte.

Ce n’est probablement pas un hasard si Sylvain Bélanger a opté pour des gradins disposés en forme de «L», avec un plateau qui donne lieu à une salle de réunion avec machine à café. Le metteur en scène évoque ici les réunions AA, ou dans ce cas-ci, DA (disparus anonymes).

De fait, chacun raconte et partage l’absence douloureuse d’Emma. Comment peut-on survivre à la disparition d’un proche? Comment celui ou celle qu’on a toujours pensé connaître peut-il disparaître du jour au lendemain et s’effacer totalement, laissant derrière lui/elle une fillette de cinq ans?

Et si, cet enfant, on ne peut s’empêcher de lui dessiner des traits dans nos têtes tout au long de la pièce, la Nina à l’âge adulte est pour sa part bien tangible, campée par une Éléonore Loiselle frêle et bouleversante. Pleine de candeur, son monologue est peut-être juste un peu long à la fin de la pièce, mais chaque mot exprime une douleur encore vive et abrasive.

Il n’y a pas de dialogue; juste l’expression d’un ressenti, d’une enfance parsemée de questionnements et de culpabilité; juste une personne qui se sent responsable du départ de sa mère.

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Geneviève Boivin-Roussy. Photo: Valérie Remise

Une mise en scène à la hauteur

Sylvain Bélanger, à qui l’on doit notamment les mises en scène de Lignes de fuite de Catherine Chabot et J’accuse d’Annick Lefebvre, parvient ici à extraire tout le sens et l’exaltation des mots de Rébecca Déraspe.

Il alterne entre la narration et les échanges concrets en famille et entre amis. Il y a bien sûr l’histoire d’Emma, mais il y a aussi, en trame de fond, un sujet insolite et captivant: les disparitions volontaires.

La dramaturge s’amuse d’ailleurs à décliner les scénarios de disparitions pour en extraire toute la moelle.

Ainsi, tour à tour, les personnages partagent leurs scénarios de disparitions: disparition ratée, disparition internationale, disparition mystérieuse avec «véhicule accidenté [] search and rescue», disparition télévisuelle avec «fugue, pluie nuit, capuchon, escorte, viol, motel, drogue».

En définitive, la mise en scène de Sylvain Bélanger est tantôt poétique, tantôt onirique. On s’évade carrément avec Emma à travers la nuit, à l’image d’un rêve éveillé: une piste de danse, une boîte de nuit, un léger goût de liberté, puis un retour à ses pénates, alors qu’elle est toute cassée, voire brisée.

On ressent le poids de ses responsabilités et toute sa volatilité dormante. On assiste à son envie jaillissante de fuir et à un plan d’exécution dont la vie qui s’ensuivra n’est aucunement planifiée, car ce qui compte, après tout, c’est de s’extirper de sa vie actuelle; se déraciner de son ancien “Je”.

À l’image d’une poupée russe

Cette pièce dense, tant par sa matière à réflexions que par ses thèmes de l’identité et des liens familiaux, est constituée de plusieurs couches d’interprétation.

À la manière de poupées russes, les histoires s’emboîtent les unes dans les autres. Ainsi, la mère (Josée Deschênes) qui a perdu la sienne (Élisabeth Chouvalidzé) à l’âge de cinq ans revit la perte et le deuil à travers la disparition de sa fille Emma, qui abandonne elle-même sa propre fille de cinq ans.

C’est ainsi fascinant de découvrir, à travers l’écriture de Déraspe, plusieurs histoires qui se traversent de part et d’autre.

En soi, c’est tout un défi d’avoir réussi à faire cohabiter autant de couches à ce récit, ainsi que trois générations de personnages qui se côtoient, voire quatre, si on compte l’évocation de l’arrière-grand-mère, campée par l’honorable Élisabeth Chouvalidzé! Et quel plaisir de la voir sur scène, cette grande actrice. Son timbre de sa voix est si réconfortant et si apaisant, c’est comme si notre grand-maman nous racontait une histoire.

Un spectacle à voir jusqu’au 7 mai

Cette pièce, qui a valu à Rébecca Déraspe le prix Michel-Tremblay 2020 du meilleur texte porté à la scène la saison dernière, est vraiment mon premier coup de cœur de l’année.

En plus, tous les ingrédients sont réunis: on a droit à une distribution remarquable parmi laquelle figurent plusieurs acteurs que j’ai eu le plaisir de découvrir, dont Maxime Robin et Tatiana Zinga Botao, ainsi qu’à une mise en scène qui rend honneur à un texte touchant, captivant, drôle et admirablement bien écrit.

La pièce «Ceux qui se sont évaporés» en images

Par Valérie Remise

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