ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Yanick Macdonald
La fuite de ces documents aura entre autres permis au monde de faire la lumière sur le tragique décès du photographe de presse Namir Noor-Eldeen, abattu par un hélicoptère américain à Bagdad en 2007 de la main d’un soldat qui avait pris son téléobjectif pour une arme. Le dramaturge Sébastien Harrisson, à qui on doit entre autres Magistrat (2004) et La Cantate intérieure (2013), utilise comme point de départ un séjour que Manning a effectué ici en 2018, alors qu’elle était invitée comme conférencière par C2 Montréal.
Monté comme un thriller, la pièce examine l’état d’esprit spéculé de Chelsea Manning pendant son séjour chez nous. Si sa personne est le pivot autour de laquelle tous les éléments du récit gravitent, une attention équivalente est portée au fantôme de Namir Noor-Eldeen ainsi qu’à Max, un agent de la GRC chargé de surveiller la conférencière dans son hôtel du centre-ville.
La véritable star de Becoming Chelsea est la mise en scène d’Éric Jean, qui pulse avec une fluidité déconcertante dans l’opulent décor de Pierre-Étienne Locas au son de la techno froide et crépusculaire de Laurier Rajotte. Sur les planches, la scénographie est à la fois un lobby où abondent les miroirs, une cellule, un ascenseur, ou encore des gouffres où tombent les prisonniers avec qui Manning partage sa captivité.
Nombreuses sont les images troublantes et déroutantes reflétées par ces miroirs, jouant avec les niveaux de réalité, passant rapidement d’une scène à l’autre sans temps mort, survolant de façon étourdissante mais rigoureuse les époques et les évènements.
La capacité à installer une ambiance de suspense en utilisant une histoire dont la plupart des spectateurs connaissent déjà l’issue est exceptionnelle, et il faut préciser que la magie opère en grande partie grâce à la qualité des interprètes.
Marie-Pier Labrecque, dans le rôle de la copine de Max, prise à Londres et sans nouvelles de son conjoint, est à la fois solide et fragile. Mustapha Aramis incarne un Namir Noor-Eldeen immensément sympathique, soulignant avec beaucoup de nuances la gravité de sa disparition prématurée. Et Stéphane Brulotte, dans la peau de Max, est la charpente morale qui soutient l’ensemble, le point de contact de tous les personnages, la force tranquille faisant abstraction de ses tourments.
Une performance rien de moins qu’admirable.
Sans rien vouloir enlever à l’interprétation très passionnée de Sébastien René, et même si on ne s’attarde ici que brièvement à la transidentité de Manning, on peut se demander pourquoi son rôle n’a pas été confié à une actrice trans.
Deux ans après la sémillante Warda, aussi présentée au Théâtre Prospero, la compagnie Les Deux Mondes nous propose encore une fois un moment de théâtre aussi satisfaisant esthétiquement qu’intellectuellement, et une expérience immersive dans laquelle le spectateur se plonge sans hésiter.
Profitez-en aussi pour lire notre entrevue «Dans la peau de…» avec l’acteur caméléon Sébastien René! La pièce est présentée jusqu’au 14 mars prochain, hâtez-vous!
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de la rédaction