SortiesDanse
Crédit photo : Vanessa Fortin
Nasim Lootij a plié bagage et s’est installée en France en 2006 dans l’objectif de poursuivre ses études en danse contemporaine, étant donné les interdictions strictes de pratiquer toute forme d’art dans son pays d’origine.
En 2009, Kiasa Nazeran a rejoint le territoire parisien à son tour pour approfondir son expertise en art théâtral, incluant le mime. Par le biais d’amis communs, ils se sont rencontrés et leur passion pour les arts les ont menés à créer le collectif Vâtchik Danse à Montréal en 2016.
L’inconsistance est leur troisième création chorégraphique, mais la toute première où ils se retrouvent ensemble sur scène.
L’art d’unir différents langages pour exprimer des émotions intenses
Le duo a eu envie d’explorer l’esprit humain au fil de l’histoire sociopolitique mondiale ainsi que de celle de leur pays d’origine. Leur spectacle dépeint plus particulièrement la tendance des citoyen∙es à adopter une solidarité passive envers les pays affectés par de sérieux conflits. Préoccupés par cet enjeu ne datant pas d’hier, Nasim et Kasia ont lancé un cri du cœur pour la liberté avec une chorégraphie s’inspirant de leur vécu imagé de l’expressionnisme allemand.
«On s’est tous les deux beaucoup inspirés de l’expressionnisme allemand dans la danse — qui s’est surtout développé dans les années 1920 et 1930, entre les deux guerres mondiales en Europe—, mais aussi d’une pièce chorégraphique de Kurt Jooss créée en 1932 qui s’intitule La Table verte», a partagé Nasim. Cet illustre ballet de Jooss dénonce entre autres le non-sens de la guerre.
Ce courant artistique plutôt sombre présente des sujets abstraits et souvent déformés tels que le célèbre tableau de l’artiste norvégien Edvard Munch, Le Cri, par exemple. Dans la danse, ce courant se traduit surtout par des mouvements angulaires et impulsifs et par des transformations du visage ou du corps en relation avec le papier.
La façon dont l’ombre et la lumière se posent sur scène résonne également avec l’ambiance expressionniste. Nasim nous a d’ailleurs confié que de nombreux tableaux de diverses époques et mythologies leur ont inspiré des mouvements de la chorégraphie lors de leurs visites dans des musées de l’Italie.
C’est ensuite avec l’aide de Sophie Michaud, leur conseillère artistique et dramaturgique, qu’ils ont réussi à intégrer cette grande charge intellectuelle à leurs mouvements tout en combinant le théâtre et le mime à la danse.
Le papier, un personnage à part entière
Le couple de danseur∙ses a choisi le papier comme troisième interprète pour les accompagner dans la pièce, puisqu’il qualifie cette matière comme étant «aussi molle que notre amorphisme intellectuel». Du même coup, le papier symbolise l’histoire, le savoir et les discours lorsqu’il est utilisé, mais il peut tout autant être vierge. C’est l’une des façons dont Nasim et Kiasa personnalisent la consistance et l’inconsistance à travers leur œuvre.
«Si l’on prend une matière à part du corps, elle doit se métamorphoser tout au long du spectacle, c’est-à-dire, en passant d’une scène à l’autre avec un nouveau rôle. On la charge d’une nouvelle énergie, et ça, pour moi, c’est un peu la magie de l’art du théâtre», s’est exclamé Kiasa.
Au tout début du spectacle, les artistes coupent un grand bout de papier à même un rouleau qui les suivra de différentes manières jusqu’à la fin. Ce même morceau de papier prendra plusieurs formes, notamment pour entourer et restreindre Kiasa, pour remplir le corps des danseur∙ses de discours vides, et même pour leur servir de masques.
Ainsi, la forme du papier change et évolue selon ce que vivent les interprètes dans un univers de rêve, mais surtout de cauchemar.
L’ultime question: «D’où vient cette tendance à nous soumettre à des discours vides?»
Cette interrogation ouvre la pièce et demeure en trame de fond jusqu’au tout dernier tableau. Bien ancrés dans le sujet, les danseur∙ses nous ont partagé leurs hypothèses pour tenter d’y répondre.
«On se soumet aux discours vides, parce que le vide est en nous; c’est-à-dire que nous n’avons pas une existence intègre. Ce vide intérieur peut se projeter dans la vie quotidienne sur un discours politique, une obsession ou une mauvaise habitude. Si on réussit à combler ce vide intérieur, nous serons assez éclairés pour trouver le bon sens et ne pas nous soumettre aux discours vides. Il suffit d’éviter de regarder le monde à travers des lunettes idéologiques, de le voir plutôt avec nos yeux, l’entendre avec nos oreilles, et ainsi activer notre sens critique ou notre libre arbitre», a expliqué Kiasa de son point de vue philosophique.
De son côté, Nasim penche vers l’idée de la désinformation: «Je pense que ça vient du manque de savoir et de connaissances historiques. Lire l’histoire nous amène beaucoup de choses, parce que presque tout ce qu’on vit a déjà été vécu avant dans différents contextes et à différentes époques. Connaître ce qui est arrivé avant nous peut nous donner une certaine consistance pour ne pas suivre les discours vides et même nous aider à comprendre ce qu’est un discours vide en soi. […] Si on n’a pas de connaissances historiques, notre bon sens peut se baser sur des choses inconsistantes».
La connaissance pour briser la crainte de parler
Avec cette prestation dansante, le duo souhaite rejoindre un public engagé qui osera réfléchir aux enjeux politiques actuels et qui remettra en question sa vision du monde et sa façon de réagir au sein de la société.
«J’aimerais un public d’ici ou de différentes parties du monde qui partage peut-être nos questionnements avec différents points de vue, différents regards, différents bagages, et qui pense que l’art va servir à amener une influence et une pensée dans la société. […] Il ne faut pas avoir peur de parler, car au contraire, quand on exprime des choses bienveillantes sans avoir peur de les nommer, on vit mieux ensemble et on se comprend mieux», a affirmé Nasim.
«J’aimerais bien voir parmi les spectateur∙trices des hommes et des femmes qui s’intéressent à des questionnements politiques sérieux. […]Si on a une critique à exprimer, il faut trouver une bonne façon de l’exprimer. On ne veut pas heurter personne; on critique une idée, un concept ou une vision du monde», a conclu Kiasa.
Il croit également que l’art est le milieu idéal pour oser briser le silence en ouvrant un dialogue social, puisque c’est un univers paisible et non violent où l’on peut discuter et argumenter librement.
Prêt∙es à vous livrer à une solide introspection et à tenter de mieux comprendre et soutenir les autres? Alors, venez assister à ce spectacle qui mijotera sans doute longtemps dans votre tête!
Par le fait même, prenez le temps de trouver votre propre réponse à cette question existentielle.