La «connaissance par les gouffres» de Marie Chouinard à l’Usine C jusqu'au 8 décembre 2018 – Bible urbaine

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La «connaissance par les gouffres» de Marie Chouinard à l’Usine C jusqu’au 8 décembre 2018

La «connaissance par les gouffres» de Marie Chouinard à l’Usine C jusqu’au 8 décembre 2018

Les chairs entrent en dialogue avec la matière

Publié le 7 décembre 2018 par Sarah-Louise Pelletier-Morin

Crédit photo : Sylvie-Ann Paré

Pour quatre soirs seulement, l’Usine C est l’hôte d’un programme double créé par Marie Chouinard qui met en scène la concurrence des matières, des formes et des énergies. La chorégraphe, dont la réputation n’est plus à faire, nous offre un diptyque – Les 24 préludes de Chopin et Henri Michaux: Mouvements - où elle élabore avec une grande précision un univers fondé sur la duplicité. Tout apparaît double dans la proposition de Chouinard: deux chorégraphies, qui sous-tendent deux démarches influencées par des sémiotiques distinctes (la musique et la peinture). Deux visions de l’humain pris dans le mouvement. Deux propositions, qui elles-mêmes jouent constamment sur la dualité du geste, sur la concurrence de la chair avec la matière.

On peut mesurer, je crois, la performativité d’une œuvre d’art par l’impact qu’elle a sur le corps. En cela, il est clair que ce programme double est une œuvre performative, car elle produit un véritable effet sur le corps, plus précisément sur le souffle. Impossible, en effet, de sortir de ce diptyque en respirant de la même façon.

Les 24 Préludes de Chopin

24 vignettes pour 24 préludes Chopin, voilà la proposition de Marie Chouinard dans cette première partie du programme double. La chorégraphie s’inaugure d’abord dans le silence. Neuf danseurs sont réconciliés sur la scène. Chacun des corps se penche vertigineusement vers l’avant, la ligne verticale de leur silhouette se désaxant pour habiter la scène dans une diagonale. Ce premier mouvement, performé en synchronie par la troupe, donne le ton: un désaxement. Il faudra attendre la fin de la chorégraphie pour revoir les neuf danseurs réconciliés sur la scène en synchronie.

On remarque rapidement, dès les premières vignettes, que la chorégraphie manifeste très peu, en effet, de symétrie. Je dirais même que c’est, en substance, l’asymétrie qui dirige l’œuvre. Dès lors, si le désaxement est un geste fondamental dans l’économie de la pièce, c’est dans la mesure où il ancre d’emblée la dynamique asymétrique qui se dégage de la création de Chouinard.

Cette dynamique, c’est celle de la concurrence des «énergies», des «forces», qui habitent, remuent et, surtout, déséquilibrent les corps durant la performance.

Pendant ces quarante-cinq minutes, l’usage de l’éclairage, qui est particulièrement efficace, découpe la scène en «cellules», généralement en deux cellules. Ces «cellules», qui sont à proprement dit des faisceaux de lumières, délimitent l’espace où les corps des danseurs se meuvent. Chaque cellule est éclairée par une couleur, chaude ou froide, comme pour insister sur le décalage entre les énergies – chaudes ou froides, fluides ou osseuses – qui dirigent les mouvements.

Un tel découpage de l’espace de la scène a pour effet que, durant les vingt-quatre séquences, il n’y a que très peu de moments où le regard parvient à se concentrer sur une seule «cellule» de mouvements. Chouinard joue clairement sur la duplicité. Ainsi, le regard du spectateur se dédouble, oscillant par exemple entre deux duos présents sur la scène, qui dansent en exerçant des mouvements foncièrement différents. Les deux perspectives présentées sur la scène entrent en concurrence, de telle sorte que la tête des spectateurs exerce un va-et-vient constant dans la salle. Durant la quasi-totalité des vignettes, on incite en effet le regard à se poser sur deux énergies résolument différentes.

La séquence de mouvements des différentes cellules apparaît en effet dirigée par des forces qui sont en décalage. Parfois, l’énergie qui prend le corps est celle qui découle directement de la musique. Or, quand la musique dirige les corps d’une cellule, ce n’est que pour mieux appuyer sur le contraste d’une autre séquence de mouvements qui, elle, apparaît complètement déphasée par rapport au rythme du prélude.

À titre d’exemple, une des vignettes montre deux danseuses répétant simultanément un mouvement fluide, lascif, dont le bassin semble être dirigé par l’énergie d’une vague – tout cela se déployant sur un prélude qui inspirerait plutôt un geste saccadé. Un tel mouvement, en tant qu’il est déphasé par rapport au rythme de la musique, semble résolument anempathique, si vous me permettez l’emprunt au langage cinématographique. Au même moment, dans l’autre cellule de danseurs, un duo performe une série de mouvements amples, rythmés, qui, eux, sont en phase avec la musique.

La très grande majorité des vignettes mettent en scène des forces en lutte. À l’issue du combat, du duel, une énergie sort dominante et détermine l’axe du corps par rapport à la musique, à l’éclairage, aux mouvements des autres danseurs– en bref, aux autres matériaux avec lesquels il entre soit en harmonie, soit en dysharmonie.

Dans cet univers asymétrique, les forces ne sont pas équivalentes. L’un domine toujours l’autre; les pôles s’échangent.

Les duos (ou «duels») expriment particulièrement bien cette dynamique où un des deux danseurs dirige le mouvement de l’autre danseur. Certaines vignettes mettent carrément en scène deux corps en concurrence où un danseur est avalé par l’énergie de l’autre danseur qui le dirige, et ce, jusqu’à ce que les rôles s’inversent, sans jamais s’équilibrer.

Dans cette chorégraphie, le mouvement du corps n’est donc pas toujours contraint par le son, mais semble pris dans une autre énergie, transporté par une autre force. Il se dégage en effet une forte impression que certains corps sont «possédés», complètement dirigés par une entité qui les transcende. Cela crée un décalage avec les autres corps qui, eux, semblent complètement «maîtres» de leurs mouvements. On joue sur cette limite, cette ligne très mince entre un corps transporté, mu par une énergie transcendante et un corps qui provoque le mouvement, qui génère de lui-même cette énergie transcendante. Cette dynamique du «corps dirigé» / «corps dirigeant» est franchement captivante, et ce, bien qu’elle nécessite une attention accrue du spectateur.

Si le talent de Chouinard faisait déjà consensus, encore faut-il pouvoir performer une chorégraphie aussi exigeante, aussi précise. En cela, nul doute; la virtuosité des danseurs est incontestable.

Découvrez la suite du programme double avec l’oeuvre «Henri Michaux: Mouvements» à la page suivante!

Les deux créations de Marie Chouinard à l’Usine C en 5 photos

Par Sylvie-Ann Paré et Marie Chouinard

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