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Crédit photo : Sylvie-Ann Paré
Henri Michaux: Mouvements
Le langage nous sépare du monde
Dans cette seconde chorégraphie, la danse se déploie sur fond poétique et visuel. La genèse de la création remonte au livre Mouvements (1951) d’Henri Michaux, une œuvre dans laquelle le poète laisse une place plus importante au peintre. En effet, Mouvements contient un seul poème de quinze pages, qui loge au milieu d’une série de 64 pages noircies de dessins – de «mouvements» – peints à l’encre de Chine–, qui ont inspiré à Marie Chouinard sa chorégraphie.
La proposition est donc la suivante: les 64 pages de dessin du livre Mouvements défilent sur un écran qui provoquent, dans un élan mimétique, autant de mouvements chez les danseurs. Le livre de Michaux devient véritablement une partition chorégraphique que les interprètes suivent à la lettre. La mise en scène – un carré blanc – et les costumes noirs des danseurs suffisent à produire l’effet de miroir entre l’écran et la scène.
Par cet effet de miroir, l’image fixe s’active dans le corps du danseur. Le tableau devient mobile, comme si le danseur performait une interprétation de l’image, comme si chacun de ses battements de corps relevait du tropisme qui aurait frôlé sa conscience à la vue du dessin de Michaux. Le mouvement semble ainsi relever directement de l’interprétation de l’image.
Plus l’œuvre avance, plus les dessins apparaissent comme des «taches» noires informes. Marie Chouinard semble poser la même question qu’un psychologue: que voyez-vous dans cette image? Plutôt que d’attendre une réponse passant par le langage, cette question revendique une réponse du corps: Qu’est-ce que cette image provoque sur votre corps? Quel mouvement incite-t-elle?
Au début de la chorégraphie, la démarche de Chouinard est claire et la performance apparaît fortement ordonnée, dans la mesure où chaque mouvement d’un danseur équivaut à un dessin projeté. Les danseurs se succèdent donc un à un sur le carré blanc, ce qui limite le risque de confondre le spectateur.
Ancrer la proposition dans un univers ordonné semble ici indispensable, dans la mesure où c’est vers une œuvre de plus en plus déconstruite que nous conduit Chouinard au fur et à mesure que la chorégraphie évolue; en effet, les dessins se multiplient sur l’écran, ce qui invite, par mimétisme, plusieurs danseurs sur la scène à s’identifier successivement à plusieurs dessins. La proposition se désordonne, devient de plus en plus chaotique.
Il faut également mentionner que la chorégraphie se déploie sur un «fond» musical (un «fond» qui n’en est pas réellement un, tant cela se positionne à l’avant-plan dans l’économie du spectacle) techno, tonitruant, qui a un effet résolument dysphorique. Cela, ajouté à l’accélération des mouvements et des images projetées, donne un aspect fortement déréalisé aux dernières minutes du spectacle.
Comme dans les 24 préludes, on observe ici encore une réelle concurrence des énergies dans le spectacle, ce qui n’est pas sans épargner l’attention du spectateur qui est divisée entre son, image et mouvement. Cette profusion de matériaux sonores et visuels produit quelque chose d’agressant sur le corps du spectateur.
L’intensité du spectacle culmine avec l’ajout d’un ultime matériau – le langage poétique – qui est introduit par une des interprètes couchée de tout son long dans une fissure de la scène, imitant par sa forme une «ligne» noire sur la page blanche – c’est dans cette posture qu’elle récitera avec ferveur le magnifique poème de Michaux tiré de Mouvements.
La fin du spectacle se conclut sur une accalmie, en ce sens qu’on renoue avec un rythme plus lent et une certaine «narrativité». En effet, la chorégraphie se clôt sur les paroles de Michaux, déclamées cette fois par la voix de Marcel Sabourin, qui insistent sur cette idée intéressante, fondamentale pour quiconque s’intéresse aux rapports entre corps et langage, que la parole nous sépare du monde.
En creux, on met ainsi en lumière la façon dont le corps dansant parvient à réduire, dans sa communion avec l’affect, cet écart entre le sujet et le monde. Chez Chouinard, il est évident que l’expression du corps fouille d’autres lieux du réel insondés par la parole, et, qu’en insistant sur l’indicible, il permet d’atteindre des zones inaccessibles au langage.
En somme, il se dégage de cette seconde proposition de Chouinard l’impression que tout est susceptible de faire jaillir le mouvement: un son, une parole, une image. Entre poésie, dessin et danse, les langages se répondent comme un chiasme.
Si les deux parties du programme nous offrent des propositions radicalement différentes, elles suscitent néanmoins des enjeux analogues. En effet, les deux chorégraphies montrent des corps pris dans une énergie qui les transcende: l’énergie du prélude de Chopin, l’énergie d’une lumière, l’énergie d’un autre corps, l’énergie d’un dessin, l’énergie d’un signe poétique.
Il n’y a rien, ou presque, de proprement «anthropomorphique» dans ces deux chorégraphies élaborées par Chouinard. S’il y a de l’humain, dans ces corps, ce n’est certainement pas du côté du «petit» geste, du geste banal, reconnaissable, appropriable, qu’on le trouve. Le corps exploite d’autres lieux, d’autres formes, que ceux de la narrativité. Les mouvements des danseurs apparaissent comme autant de cris désarticulés lancés dans l’univers. Par là même, Chouinard explore et donne à voir d’autres zones de l’humain.
Comme Michaux, dans ce long poème tiré de Mouvements, l’artiste s’intéresse à l’«[h]omme non selon la chair / mais par le vide et le mal et les flammes intestines». Ainsi, dans les 24 préludes, le danseur est un «[h]omme non par l’abdomen et les plaques fessières / mais par ses courants, sa faiblesse qui se redresse aux chocs / ses démarrages / homme selon la lune et la poudre brûlante et la kermesse en soi du / mouvement des autres».
Comme Michaux, la chorégraphe ne traque pas ce qu’il y a de commun, de généralisable, chez l’être humain, mais demeure plutôt attentive à la pulsion, à la tribalité qui manifeste une singularité, «aux saccades, aux grondements, aux déferlements / aux marées de sang dans le cœur». Dès lors, si le souffle du spectateur est différent à la fin du spectacle, c’est bien parce qu’on se frotte, durant ce programme double, à la «connaissance par les gouffres».
À voir, sans hésitation.
Les deux créations de Marie Chouinard à l’Usine C en 5 photos
Par Sylvie-Ann Paré et Marie Chouinard