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Crédit photo : Julie Artacho (Jade Barshee), David Ospina (Marcelle Dubois) et Pascale Méthot (Gabrielle Lessard)
«Il y a beaucoup d’amour pour les créateurs et les créatrices, mais aussi entre nous, dans la cellule. Les arts vivants, c’est ce plaisir d’être ensemble. C’est un privilège de pouvoir se raconter nos humanités et d’être en résonance avec ça!» – Marcelle Dubois, directrice artistique et générale du festival
Les joies lucides, c’est quoi exactement?
Au moment où la rencontre commence avec les trois comparses, une question nous brûle déjà les lèvres: Pourquoi avoir placé cette édition sous le signe des «joies lucides», et qu’est-ce qui se cache sous cette appellation?
Marcelle Dubois, la directrice artistique et générale du festival, ne tarde pas à nous répondre qu’il y avait une véritable envie de faire une fête, une véritable célébration des mots au sein de la cellule artistique. «Après les deux-trois dernières années qui ont été passablement compliquées pour la société entière et les arts vivants, on voulait renouer avec l’énergie, l’idée d’une déflagration, le plaisir du rassemblement», explique-t-elle. «Mais l’époque impose que ces joies-là soient lucides: les auteurs ont le devoir d’être des lanceurs d’alerte ou des vigies. Avec leur dramaturgie, ils viennent tout à coup interroger ou mettre en lumière certaines réalités, peurs, angoisses, voire certains besoins de notre société.»
L’interprète, metteuse en scène et autrice Gabrielle Lessard abonde dans ce sens, tout en faisant un parallèle avec le processus d’écriture. «Aujourd’hui, l’acte d’écrire est en soi une joie lucide: la joie est un moteur de création, et la lucidité est ce qui pourrait nous empêcher d’avancer pendant cette période très turbulente», explicite-t-elle. «En tant qu’auteur∙trice∙s, on cherche la complémentarité dans la rencontre avec le public, mais il y a quand même une grande part de souffrance et de confrontation où les artistes subodorent et voient venir, ce qui peut amener à être habité∙e∙s par une certaine anxiété.»
C’est en suivant cette ligne directrice des joies lucides que la cellule artistique a fait ses choix de créations présentées cette année. En effet, comme l’explique Jade Barshee (comédienne, metteuse en scène et autrice également), elles sont d’un côté «allées chercher des voix, des soirées et des paroles qui sont parfois complètement dans le plaisir de créer, la folie, l’effervescence, le côté très enfantin et joyeux de la création.» Et afin de bien mettre en lumière ce qui pouvait occuper l’esprit des dramaturges actuels, elles ont sélectionné «d’autres textes qui [leur ont fait] prendre conscience de certains enjeux, [qui] font réfléchir, [qui] amènent une certaine vision du monde, parfois difficile à appréhender», complète-t-elle.
Des lectures de texte qui explorent le besoin de savoir
Afin de faire la sélection des lectures de texte de la 22e édition qu’elle voulait «comme une bombe à retardement avec beaucoup d’énergie», Marcelle Dubois s’est tournée vers Jade Barshee et Gabrielle Lessard, «dont [elle] admire beaucoup les antennes allumées par toute l’actualité des auteurs et des créateurs d’aujourd’hui, et qui ont une grande vision de ce que devrait être le milieu pour vraiment partager cet espace.»
L’idée les a enthousiasmées au plus haut point: «À mon sens, Jamais Lu a gardé ce potentiel de tête chercheuse et d’usine à potentiel. Il y a une liberté de parole, et les gens viennent avec une réelle bienveillance pour découvrir les paroles d’auteurs émergents ou professionnels», partage Gabrielle Lessard.
Du côté des lectures de texte, la cellule artistique s’est tournée vers neuf projets traversés par le besoin de savoir – qu’il soit historique, collectif, personnel ou intergénérationnel.
Parmi les propositions, on compte notamment La nuit m’avale de Kathleen Laurin-Mc Carthy, où trois personnages adolescents et à l’orée de l’âge adulte rivalisent d’imagination pour se frayer un chemin qui les mènera vers un avenir à la hauteur de leurs rêves, leurs valeurs et leurs idéaux. Le texte sera mis en lecture par Dany Boudreault.
Il y a également un projet éclaté, Graisse de bine l’opéra de Victor Choinière Champigny, qui nous immergera dans un village québécois imaginaire mêlant personnages humains et animaux qui devront composer avec le choix déchirant de «tuer ou non un gros bébé graisseux pour assurer la survie de la communauté.» Les trois musiciens qui accompagneront les neuf interprètes sur scène seront dirigés par Vincent Kim.
Les 6 à 7 performance: place aux chambres de défoulement!
Tout au long du festival, juste avant les représentations en soirée, des cartes blanches intimes et gratuites seront aussi proposées. Toutes se recoupent autour de sujets de société, perçus et mis en lumière à travers les yeux de créateurs.
«Cet assemblage de sujets sociaux est composé de projets qu’on est allés chercher, et d’autres qui sont venus à nous. Le travail de la cellule artistique a été de créer une cohérence», indique Marcelle Dubois. Et, comme le précise Jade Barshee, «les artistes prennent le pouls de leur environnement, de leur contexte social et créent quelque chose autour de ça. Alors, en donnant comme ligne directrice des chambres de défoulement, on peut facilement tomber dans le désir de parler d’enjeux sociaux.»
Être en paix avec notre passé sans fermer les yeux sur l’avenir
Lors de la soirée d’ouverture, le 5 mai à 20 h, le spectacle Tiohtià:ké: cartographie de récits autochtones sera présenté. Cette idée originale de l’artiste dénée Nahka Bertrand permettra de valoriser le patrimoine immatériel autochtone à partir d’histoires issues de leurs communautés, par le biais de diverses disciplines artistiques (arts visuels, mises en récit et musique).
«C’est super beau dans cette idée des joies lucides de commencer le festival en visitant des histoires de notre patrimoine qui nous échappent. On est rendus là en 2023, à collectivement, autochtones comme allochtones, se réapproprier ce pan de notre territoire», commente Marcelle Dubois.
La soirée de clôture, présentée pour sa part le 13 mai à 20 h, sera placée sous le signe de l’humour et de l’autodérision. En effet, le spectacle Apocalypse, fromage et bien-être, qui a été pensé par Jade Barshee et Gabrielle Lessard, nous plongera «dans un centre de bien-être, alors qu’au-dehors, c’est l’apocalypse.»
Mais d’où leur est venue cette idée? «On a lu le livre de cuisine de Joe Beef qui proposait de survivre à l’apocalypse avec classe», s’amuse Jade Barshee.
«On se disait que ça représentait tellement ce côté-là du déni, mais en même temps le côté humain qui fait qu’on a besoin d’être dans la joie et le plaisir. Mais on a aussi la lucidité qu’il y a un contexte mondial qui est celui de l’apocalypse inhérente, qui arrive. On est au courant et on fait tous comme si tout allait bien. Donc, c’est un peu ça la ligne du déni collectif qu’on s’est donnée avec le spa.» – Jade Barshee, comédienne, metteuse en scène et autrice
Les artistes invité.e.s partageront au public toutes sortes de petites choses pour mieux vivre la fin du monde (par exemple, une recette culinaire ou une méditation). «Un spa est l’incarnation-même du déni où les urbains s’en vont dans le gros chlore», fait remarquer Gabrielle Lessard.
«Ce n’est pas accessible à tout le monde, ça coûte cher, c’est polluant, ça défigure le paysage. Mais en même temps, c’est la culture du bien-être… donc pourquoi ne pas inviter des penseurs, des personnes qui ont des prises de position ancrées à être les employés du spa pour créer cette friction entre la joie et la lucidité?»