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Crédit photo : Julie Artacho
Daniel Léveillé occupe une place de choix sur les scènes nationale et internationale de la danse contemporaine. Tout au long de ses quarante années de pratique, il a contribué au développement de l’art chorégraphique grâce à son corpus d’œuvres majeur, interprété par des danseurs d’exception.
Cependant, cette expérience considérable ne l’empêche pas de considérer cette discipline comme un art insaisissable: «La danse, c’est la chose que je ne contrôle pas. Mon rôle, c’est d’écrire la chorégraphie: c’est le rôle d’un auteur. La danse, ce sont les danseurs qui l’exécutent, donc c’est la partie sur laquelle je n’ai aucun contrôle. La chorégraphie a été construite de manière excessivement précise à tout point de vue, mais ce que chacun des danseurs va en faire, ça ne m’appartient pas. En plus, elle sera toujours différente d’un soir de présentation à l’autre, selon leur état du moment. Donc, la danse demeure un grand mystère pour moi», nous confie-t-il.
Formé au sein du Groupe Nouvelle Aire, Daniel Léveillé a travaillé longtemps comme chorégraphe indépendant avant de fonder Daniel Léveillé Danse, en 1991. Tout en signant de nombreuses œuvres pour diverses compagnies de danse et de théâtre, il intègre le département de danse de l’Université du Québec à Montréal et y occupe un poste de professeur dans le champ de la création et de l’interprétation en danse, et ce, jusqu’en 2012.
À travers cette double carrière, il ne cesse d’approfondir et de préciser sa pratique de l’écriture chorégraphique. Ainsi, il développe une approche singulière de l’interprétation en danse, sans se soumettre aux dictats du marché de l’art.
Son influence principale? L’art moderne, et en particulier les automatistes, qu’il découvrira par le biais de Françoise Sullivan, artiste visuelle, chorégraphe et signataire du Refus global.
«Le mouvement moderne, qui date de la fin du XIXe siècle, a été très important à travers l’histoire de l’art et il a duré très longtemps. Les automatistes sont arrivés vers la fin de ce mouvement. J’ai eu la chance de travailler énormément avec Françoise Sullivan, qui a été mon maître en création: j’ai appris avec elle et par elle ce qu’est la création et les enjeux qui l’accompagnent. Je n’ai jamais dérogé de ce mouvement, donc on peut dire que je suis un artiste résolument moderne», explique le chorégraphe.
Une œuvre ancrée dans le réel
Si Amour, acide et noix nous dit la solitude, c’est qu’elle est née d’une rencontre bien chère à son auteur: «J’ai rencontré un junkie dans la rue, par hasard, sans savoir qu’il s’agissait d’un junkie; c’était un jeune homme, il devait avoir entre 22 et 25 ans. Et puis, petit à petit, en le gardant dans ma vie, j’ai découvert la sienne, que j’ai trouvée absolument troublante et incroyable. Par lui, il y a toute une partie de la société que j’ai pu observer et qui était assez loin de mes valeurs, de ce que je connaissais, et ça a brassé beaucoup de choses en moi. C’est ce qui a inspiré ma pièce, où l’on retrouve cette énergie de très jeunes personnes qui n’ont pas une vie facile, mais qui en sont également responsables, ou qui n’ont eu d’autres choix que d’en venir à mener cette vie ardue», nous raconte-t-il.
Raconter des jeunesses difficiles n’a pas été sans défi. Pour ce faire, Daniel Léveillé n’a pas pu choisir sa troupe habituelle: «De toutes mes pièces, c’est la seule qui ne peut pas être dansée par les danseurs qui m’ont suivi depuis une vingtaine d’années. Avec des danseurs de 40 ans, cette pièce n’aurait pas le même sens. Il a donc fallu trouver un nouveau casting, et j’ai mis la barre très haute pour ma sélection. Sans la troupe parfaite, je n’aurais pas remonté la pièce.»
La nudité comme seul costume
Daniel Léveillé aime explorer la condition humaine par le biais d’une danse crue, immédiate et vulnérable. Afin d’arriver à ce résultat, la nudité complète des danseurs lui est apparue comme une évidence.
«Un jour, par curiosité, j’ai mis des gants blancs et j’ai demandé aux danseurs de faire quelques enchaînements nus, pour voir ce que ça donnerait. Comme la pièce est essentiellement faite de solos et de duos, cela a aussi donné l’occasion aux danseurs de voir quel était le résultat de l’utilisation de ce costume-là – car le corps nu, j’appelle ça un costume – et nous avons tous été estomaqués. La pièce n’avait absolument plus le même sens. Ils sont jeunes, ce sont des corps entraînés: en sous-vêtement, c’était très sexy, tandis qu’une fois nus, il y a une vulnérabilité, une fragilité qui se dégage d’eux», nous dit l’artiste créateur.
«Mon rôle est de chorégraphier le corps et non de le cacher. Tandis qu’on révèle la peau, on révèle aussi toutes les couches sous elle, toute la complexité d’un être humain.» – Daniel Léveillé
La nudité permet également de présenter ses danseurs comme des pages blanches et de se rapprocher de leur nature humaine: «Le plus gros impact de l’utilisation de la nudité, c’est que cela permet de ne pas inscrire la pièce ni politiquement ni socialement. Elle est hors du temps: si les danseurs étaient habillés, même seulement d’un t-shirt et d’un jean, on place les danseurs au XXe siècle; tandis qu’ici, on peut à n’importe quel siècle, le présent comme le XIVe ou encore l’Antiquité. Ce ne sont que des corps humains, sans attaches», explique Daniel Léveillé.
Quant au fait que ce choix créatif pourrait choquer certaines personnes, l’artiste d’expérience ne s’en préoccupe pas: «Chaque spectateur arrive avec son propre rapport à la nudité, ses expériences personnelles, et la façon dont il a été élevé. Mais de toute façon, la pièce est ainsi construite qu’après les cinq premières minutes, le cas est réglé: c’est la beauté d’utiliser la nudité comme costume; les danseurs n’ont pas à se dévêtir, ce qui serait inévitablement érotique. Ici, la lumière est crue et on voit tout immédiatement, donc on s’habitue très rapidement. La liberté que je donne au spectateur de pouvoir observer le corps humain se ressent très rapidement. Le fait qu’ils soient nus force à observer la mécanique complète du corps humain, ce qui n’est pas le cas lors d’une chorégraphie où les danseurs sont à moitié vêtus.»
Chacune des œuvres de Daniel Léveillé est façonnée dans le plus grand souci du détail. La nudité n’est pas la seule décision réfléchie et juste de l’auteur: la musique est également choisie avec soin. Dans Amour, acide et noix, on retrouve Vivaldi tel qu’on l’a rarement entendu, comme nous le raconte le créateur: «Je ne souhaitais pas prendre une musique aussi connue, populaire, que celle de Vivaldi, mais je suis tombé par hasard sur une version différente de toutes les autres: celle jouée par Nigel Kennedy. On ne sait pas comment Vivaldi lui-même jouait, puisqu’on n’en possède aucun enregistrement, et Kennedy s’est inspiré de cette idée pour prendre des libertés. Sa version est totalement punk, sans le côté baroque et romantique qu’on attribue habituellement à Vivaldi, et cette sonorité m’a attiré.»
Amour, acide et noix a établi la réputation de Daniel Léveillé sur la scène internationale, en 2001. Sa signature unique, son intégrité artistique et le regard compassionnel qu’il pose sur l’humanité s’y ressentent, peut-être encore davantage qu’à travers ses autres pièces. Il s’agit, à tout le moins, de l’œuvre qu’il considère comme sa plus réussie.