MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Warner Records
Al Jourgensen est né à Cuba en 1958, alors que le pays était au cœur d’une révolution historique. Il n’y reste que trois ans, sa famille parvient (de justesse) à immigrer aux États-Unis. Il se souvient à peine de Cuba et de sa langue maternelle, seulement du voyage en avion avec sa grand-mère lorsqu’ils quittèrent son pays natal. Cependant, même enfant, il réalisait que la situation était critique, qu’il était un réfugié et qu’il y avait un embargo.
Sa mère se remaria avec un Américain. Al affirma dans quelques entrevues qu’il était un jeune délinquant et qu’il ne s’entendait pas bien avec ses parents. Il décide alors de voler de ses propres ailes et quitte le domicile familial. Il cumule les emplois pour subsister et étudie l’histoire à l’université. Il lui manque un semestre pour obtenir son diplôme; il souhaitait devenir professeur.
Al découvre la puissance de la musique
À la fin des années 70, il voit les Ramones sur scène et, séduit par leur énergie et leur agressivité, un déclic se produit: il veut fait partie d’un groupe punk. Après avoir été membre de quelques formations sans que cela ne soit véritablement concluant, il forme, en 1981 à Chicago, Ministry. Al Jourgensen, affectueusement surnommé oncle Al («Uncle Al») par les admirateurs, sera le seul élément constant de l’histoire rocambolesque qu’est Ministry.
À leurs débuts, le groupe met l’accent sur les synthétiseurs et possède un son post-punk et pop, un peu à la The Human League… Al est un chanteur récalcitrant. Mais n’ayant pas trouvé quelqu’un qui soit à la hauteur, il assume le rôle. De plus, il n’aime pas trop les tournées; il préfère le studio où il peut créer. Nous pourrions croire que les choses augurent mal et que la formation ne durera pas…
De son propre aveu, oncle Al est davantage un touche-à-tout qui ne maîtrise pas les divers instruments qu’il sait jouer, dont la guitare, le violon, le banjo, le piano, le saxophone, la trompette, la basse, l’harmonica, la batterie… À ses yeux, son plus grand talent est celui d’être un bon réalisateur.
Pourtant, Al aime beaucoup le métal et n’attendait que l’occasion de sortir sa guitare pour aller puiser dans les influences qui ont marqué sa jeunesse, et ce, même s’il affectionne le côté expérimental que permet les synthétiseurs. Par ailleurs, il a commencé sa carrière de musicien dans un groupe de reprises métal qui s’appelait Slayer (avant que Tom Araya et sa bande utilisent le nom, bien sûr).
De mouton docile à bête sauvage
Après avoir signé un contrat de disque, le groupe enregistre son premier album With Sympathy en 1983. Jourgensen a détesté cette expérience. Il a eu l’impression qu’on lui avait retiré le contrôle créatif et qu’on essayait de le modeler afin qu’il devienne un artiste pop. Ils changèrent d’étiquette.
Le groupe a longtemps renié cette offrande et avait le désir d’être de plus en plus heavy à chaque nouvelle parution.
Le changement s’opère dès leur deuxième opus, Twitch, en 1986, alors qu’il décide de favoriser un son beaucoup plus industriel, avec de l’échantillonnage, allant même jusqu’à modifier la voix de Jourgensen. C’est aussi à cette époque que le bassiste Paul Barker se joint au groupe, devenant un grand collaborateur d’Al, et ce, jusqu’en 2003.
Mais le véritable choc fut The Land Of Rape And Honey (ce nom étrange est, en fait, l’ancien slogan de la ville de Tisdale en Saskatchewan!), paru en 1988. Le virage plus musclé est enclenché, il n’y a plus de retour en arrière possible.
Jourgensen et Barker sont des perfectionnistes qui aiment travailler en studio. Ils privilégient un son très heavy, mais sans que l’accent soit mis sur la guitare ou la batterie, et encore moins sur les solos. Afin de créer une musique dense et lourde, ils confectionnent des échantillons très solides et artificiels qu’ils intègrent à leurs partitions, offrant ainsi des textures saturées, machinales et corrosives.
Ce mélange est parfait: riffs de guitare métal, batterie qui martèle le rythme à toute allure et cacophonie omniprésente. Ministry a enfin trouvé son identité.
Un an plus tard, la formation poursuivait son ascension et offre l’excellent The Mind Is a Terrible Thing to Taste. Baignant dans la sphère du thrash metal, les diverses textures complexifient et étoffent le son de Ministry. Mais il n’y a pas que la quincaillerie qui inspire Jourgensen et Barker; il y a les films aussi. Nous pouvons reconnaître des extraits de Scarface, Fahrenheit 451, The Violent Years, Full Metal Jacket, Prince of Darkness, 1984, Hellbound: Hellraiser II et le documentaire The War At Home.
Le monde selon Al
Les sujets abordés sont sombres: la politique, la fin de l’ère Reagan, la délinquance, la menace nucléaire, la violence, la drogue, la maladie mentale, la déchéance… Des thèmes qui reflètent l’état d’esprit des membres, mais aussi l’atmosphère en studio. Les conflits personnels, amplifiés par la consommation excessive de drogues, firent en sorte que chacun travaillait à tour de rôle, déconstruisant au passage que ce l’autre avait fait avant lui…
Pourtant, malgré ces conditions défavorables, ils ont su créer un chef-d’oeuvre.
L’élément distinctif est l’originalité de Jourgensen, ce libre-penseur qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus afin d’explorer des textures qui, de prime abord, n’ont rien à voir avec la musique. Lorsqu’un journaliste lui demande quel est son premier souvenir musical, il répond invariablement que c’est celui des moteurs de voiture. Son père, qui était mécanicien d’automobiles de course, l’avait emmené à l’Indianapolis 500. Le bruit a marqué l’esprit du jeune Al, qui trouvait cela cool et, surtout, puissant. Son but a toujours été de créer la musique la plus pesante qui soit.
Selon un ancien collaborateur, il n’était pas rare que la formation dépense des milliers de dollars en outils, par exemple pour acheter des compresseurs, afin de créer de la distorsion. L’idée était de transformer en instruments des bruits inusités. À preuve, la chanson «Thieves» contient un échantillon de perceuse.
Notre oncle Al ne conserve pas un bon souvenir de cette offrande en raison des conflits et de sa toxicomanie. Pourtant, ce disque est l’un des favoris des fans. Et, pour cause, lorsque l’on réécoute ce disque aujourd’hui, trente ans après sa parution, il sonne toujours aussi moderne sur le plan des sonorités, et les riffs métal sont également très solides. Je dirais même qu’ils sont classiques tellement ils sont efficaces. De plus, gracieuseté du style industriel, il y a un côté répétitif qui confère un aspect dance à leur musique.
C’est tout ce qu’il faut pour que ce soit entraînant et addictif. Ministry est l’ultime agression sonore qui fusille nos oreilles, et bon sang que c’est jouissif!