MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Parlophone
Catapulté par le succès de son troisième album OK Computer (1997), un autre incontournable, Radiohead est passé par une période sombre, ponctuée de pannes créatives et de profondes désillusions quant à l’avenir du rock.
Malgré le succès populaire, on aurait dit que les nouveaux enfants chéris du rock alternatif britannique cherchaient comment disparaître complètement. C’est d’ailleurs une thématique qui reviendra plus d’une fois sur Kid A.
Lassés des riffs de guitare, du vedettariat et de tous ces groupes qui tentent de reproduire leur son, les gars de Radiohead allaient bientôt trouver une façon de devenir «incopiables», et ce, grâce à un album radicalement différent, parfois glacial (à l’image des glaciers sur la pochette?) et sans aucune concession.
La première fois qu’on a entendu ça, en 2000, disons qu’on ne comprenait pas trop ce qu’on entendait: où sont les guitares? On comprend assez vite qu’il n’y en aura pas ici. On les a laissées au vestiaire au profit des claviers.
Un changement de cap déstabilisant, audacieux mais ô combien salvateur pour entrer dans le nouveau millénaire!
En mode électro
Il fallait bien compter sur Thom Yorke, le chanteur et leader de la formation, pour faire ce qu’il fait de mieux: se mettre en danger, faire une disruption artistique et repartir sur de nouvelles bases, quitte à y laisser quelques fans de la première heure. Et même les propres membres du groupe ont été chambardés, devant soudainement intégrer des instruments et des techniques électroniques sur des séquenceurs et des synthétiseurs.
Ainsi, sur cette offrande, Yorke prend totalement les commandes de l’identité artistique du groupe, en compagnie du producteur Nigel Godrich, ce qui mènera au son Kid A: fini les guitares, fini les singles, et surtout, fini les rôles préétablis au sein du groupe! Place à l’exploration numérique, aux synthétiseurs, aux échantillonnages et aux boîtes à rythmes.
La transformation devient évidente dès les cinq premières notes, avec la formidable, hypnotisante et ultra-minimaliste «Everything In Its Right Place». Ça donne le ton!
Pour la première fois, Radiohead dansait le tango avec la musique électronique. Thom Yorke brouillait les cartes et retournait à son passé de DJ en plongeant allègrement dans des sonorités semblables à celles d’artistes électroniques majeurs de l’étiquette Warp, comme Aphex Twin, par exemple. Par moments, des relents de trip-hop anglais à la Portishead ou à Massive Attack se font même entendre.
Et sur «Idioteque», la transition vers l’électronique est totale et assumée!
En mode rêveur
Sur Kid A, Thom Yorke se laisse plus que jamais aller dans les effets vocaux, transformant et distorsionnant sa voix pour l’harmoniser avec les expérimentations sonores de l’album, notamment sur la pièce-titre, très champ gauche et rêveuse. D’ailleurs, l’album nous fait aussi basculer dans le rêve plus d’une fois, notamment sur «Treefingers», très ambient, que n’aurait sans doute pas reniée Brian Eno.
Et après deux premières pièces plus électro, on bascule lentement mais sûrement vers des moments plus rock, notamment sur «The National Anthem» et son formidable crescendo de free jazz, avec des cuivres qui ajoutent un climat d’angoisse et de tensions.
Ajoutez-y des échantillonnages et des thématiques d’isolation, et on obtient un bon échantillon de ce à quoi ressemblera le son Radiohead du début des années 2000, notamment sur Amnesiac, qui paraîtra l’année suivante.
En mode visionnaire
La furieuse montée devient progressivement plus lancinante et on tombe dans la mélancolie de «How To Disappear Completely», sans contredit la chanson la plus triste et sensorielle de l’album.
Ce morceau représente très bien les thématiques sociopolitiques de cet opus, qui allait s’avérer annonciateur de ce qui nous attendait au début du millénaire: un monde hyperconnecté et qui, paradoxalement, n’a jamais été isolé. Le tout, sur fond de crise économique, sociale et climatique.
Sombre, me direz-vous? Certes, mais aussi très visionnaire.
Malgré tout ce pessimisme, il y a aussi une pièce appelée (ironiquement?) «Optimistic», où Radiohead symbolise avec justesse l’impuissance que nous avons devant ce monde cruel et glacial, où chacun essaie comme il peut de bien s’en tirer.
Et pour ajouter au côté visionnaire de Kid A, ce fut aussi l’un des premiers albums à s’éloigner des marchés traditionnels pour se tourner vers le numérique.
Il n’y a pas à dire: il s’agit sans contredit de l’un des albums les plus représentatifs de son époque. Et le début d’un chapitre créatif foisonnant pour Radiohead.