MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Janette Beckman
Après avoir livré un premier album intéressant en 1987 et fait la première partie pour les ultra-hédonistes Beastie Boys, les membres de Public Enemy désirent profiter de l’énergie déployée grâce à leurs concerts pour en faire la reproduction sur leur prochain album, qu’ils veulent enregistrer rapidement. Leur message sera on-ne-peut-plus clair: si vous voulez un simple divertissement, allez ailleurs, car ici la revendication et la rage iront de pair. La situation des Afro-Américains y sera exposée de long en large avec une agressivité qui ferait paraître un million de groupes punks pour des enfants d’école. Révolutionnaire? Et comment.
Dès l’introduction de «Countdown to Armageddon» (qui a été tout près d’être le nom de l’album), les sirènes sonnent l’alarme et laisse place à «Bring the Noise», première pièce annonçant le retour en force du groupe. «Don’t Believe the Hype» fait partie de ces classiques du groupe, Chuck D rappant sur l’exagération médiatique des journaux à sensation: «False media / We don’t need it do we?» Oh, plus ça change, plus c’est pareil.
Flavor Flav, l’éternel acolyte de Chuck D, livre la pièce suivante, «Cold Lampin’ With Flavor», d’un débit absurde, sous les rythmes incessants du Bomb Squad, équipe de production essentielle au son démentiel du groupe. L’autre membre incontournable de Public Enemy est leur DJ Terminator X. Sur «Terminator X to the Edge of Panic», il est possible de l’entendre dans toute sa gloire lorsqu’il est aux commandes de ses tables tournantes. Pendant ce temps, Chuck D et Flavor Flav se complètent à merveille avec leurs styles complètement différents. Une pause instrumentale («Mind Terrorist») est la bienvenue après autant d’acharnement lyrique.
«Louder Than a Bomb» débute en douceur, sauf qu’après quelques secondes, tout se met évidemment à exploser, après les délicieuses paroles de Flavor Flav: «Picture us cooling out on the Fourth of July / And if you heard we were celebrating that’s a worldwide lie!» Trente ans plus tard, Colin Kaepernick ne peut toujours pas se trouver une équipe dans la NFL pour s’être agenouillé pendant l’hymne national américain. Plus loin, Chuck D multiplie les attaques: «Your CIA / You see I ain’t kiddin’ / Both King and X / They got rid of both». Sauf que le leader du groupe ne demeurera pas silencieux même si sa vie en dépendait. Sur «Caught, Can We Get a Witness», il matraque ceux qui accusent le groupe, et le hip-hop en général, d’utiliser l’échantillonnage à travers leur musique.
Après un interlude marqué d’un échantillonnage de saxophone judicieusement utilisé sur «Show’Em Whatcha Got», le groupe revient en force sur «She Watch Channel Zero?!», où un extrait de «Angel of Death» de Slayer est passé en boucle. Le mariage rap-métal, dix ans avant que le style n’explose au niveau commercial sur les palmarès. Parions que Tom Morello s’en inspirera pour former Rage Against the Machine un peu plus tard. D’ailleurs, il formera Prophets of Rage vingt-huit ans après la sortie de cet album, qui contient une pièce nommée «Prophets of Rage»!
«Night of the Living Baseheads» détruit tout sur son passage, avec son funk endiablé et son nombre hallucinant d’échantillonnages utilisés. Chuck D y va d’une tirade contre la consommation de crack, dépendance que plusieurs Afro-Américains développaient malheureusement à l’époque. Le titre est une référence au film culte Night of the Living Dead. Musicalement, la pièce est encore aussi percutante qu’il y a trente ans, comme du James Brown sur les stéroïdes.
Le groupe trouve le moyen de relever encore le niveau avec la chanson suivante, «Black Steel In the Hour of Chaos». À plus de six minutes, il s’agit probablement du plus grand moment de la carrière d’un groupe qui en a connu plusieurs. Éternellement associée à l’image iconique de la pochette de l’album, où Chuck D et Flavor Flav sont derrière les barreaux, la chanson relate une violente évasion de prison de la part de 53 noirs américains. La pièce frappe fort. Très fort. Tricky en fera sa propre version («Black Steel») sept ans plus tard sur son album Maxinquaye.
Après un troisième et dernier intermède musical, «Security of the First World» (qui sera échantillonné par Madonna plus tard sur «Justify My Love»), les sirènes reprennent sur «Rebel Without a Pause», clin d’œil au film mettant en vedette James Dean. Pour clore l’album, «Party for Your Right to Fight» est un jab lancé aux Beasties Boys et leur pièce «(You Gotta) Fight for Your Right to Party», sauf que vous devinerez que le contenu de la chanson de Public Enemy est beaucoup plus éducatif, revendicateur et engagé. Les dernières paroles de Chuck D sont d’une force inouïe: «And some devils prevent this from being known / But you check out the books they own / Even Masons they know it / But refuse to show it / But it’s proven and fact / It takes a nation of millions to hold us back».
It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back ne fait jamais de compromis. Un peu comme The Clash l’avait fait pour le punk dix ans plus tôt, Public Enemy utilisait le rap pour prendre position devant tout un système qui oppresse et divise. Sauf que Chuck D et sa bande avaient un million de raisons de plus de contester ce qu’avait Joe Strummer.
Des millions d’albums seront influencés par celui-ci, et ce même encore aujourd’hui. Pour la musique, il s’agit d’une écoute essentielle. Pour les érudits, il s’agit d’un point de référence. Pour l’histoire, il s’agit encore de l’actualité. Dommage.