MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Warner Bros. Canada
Il fait jouer Nothing’s Shocking (un titre d’album qui ne pourrait pas être plus ironique ou approprié). La première chanson, «Up To The Beach», commence tout doucement avec quelques notes de basse… Le premier riff de guitare est méditatif, puissant et efficace; j’ai eu l’impression d’être engloutie par une vague déferlante de bien-être, tout en étant réchauffée par les rayons du soleil. J’étais submergée par une impression d’immensité et celle de ne faire qu’un avec l’univers.
J’absorbe l’offrande et je saisis la vigueur, l’habileté, l’originalité et la fraîcheur de la musique de Jane’s Addiction… J’étais ébahie. J’entendais une formation singulière qui sonne comme aucun autre groupe. Ils offraient un mélange unique de différentes influences (funk, métal, punk, new wave, rock, reggae…) qui n’était pas un pastiche, mais bien une réinvention. La formation était alternative, et ce, même au sein du mouvement de contre-culture.
Les astres étaient alignés
Le quatuor a vu le jour à Los Angeles en 1985. Le groupe gothique dont faisait partie Perry Farrell (Psi Com) s’était dissout abruptement et celui-ci souhaitait fonder une nouvelle formation avec un musicien qu’il avait déjà repéré (et qui était aussi son colocataire), le bassiste Eric Avery. En effet, Farrell avait loué une maison et avait plusieurs locateurs, dont la fameuse Jane (nous y reviendrons plus tard)!
Ils recrutèrent le batteur Stephen Perkins, qui leur présentera, à son tour, le guitariste Dave Navarro (ils jouaient ensemble dans un groupe métal nommé Dizaztre). À noter, Farrell était plus vieux que les autres membres (entre 6 et 9 ans) et avait déjà cumulé une certaine expérience dans l’industrie de la musique. Il avait l’intention de modeler les membres afin que le son reflète sa vision. En dépit du désir de contrôle absolu du chanteur, les musiciens avaient des racines tellement différentes les unes des autres qu’ils se sont inspirés mutuellement. Leur volonté de créer un tout était plus forte.
Leur énergie et leur mise en scène étaient des plus spectaculaires, et la rumeur qu’ils étaient un groupe à surveiller se répandit rapidement. Ils sont convoités par plusieurs maisons de disques, mais choisissent d’enregistrer leur premier album (Jane’s Addiction, 1987) devant public au célèbre club Roxy d’Hollywood et de le faire paraître sur une étiquette indépendante (Triple X). Cette décision avait pour but d’apprivoiser le processus créatif avant de se lancer avec une corporation. Un an plus tard, endossé par Warner, ils réalisèrent leur premier vrai disque studio, pour lequel ils pigèrent parmi quelques titres de Jane’s Addiction, mais aussi composèrent de nouveaux titres (dont certains paraîtront sur Ritual de lo Habitual, 1990).
La formation se démarque par leur talent, soit, mais les astres étaient également alignés. En effet, le glam métal était sur son déclin et les mélomanes cherchaient une musique plus authentique mais brutale. De façon indirecte, les membres ont profité du succès de R.E.M. qui fut l’un des premiers groupes à faire la transition entre les radios collégiales et commerciales. Ces dernières, ne voulant pas manquer le bateau, commencèrent à s’intéresser aux radios étudiantes, dont le flair était beaucoup plus affiné…
Ce coup de pouce fut salutaire, car Jane’s Addiction, avec son image subversive (la pochette de l’album a fermé les portes de plusieurs disquaires et MTV hésitait à les faire passer sur les ondes), avait éprouvé des difficultés à se promouvoir en dehors de leurs tournées.
Drogues et chanteur têtu
Mais cet opus a bien failli ne pas voir le jour: Farrell, estimant qu’il écrivait toutes les paroles et composait une bonne partie de la musique, réclama 62,5% des droits d’auteur (50% pour les paroles et un quart du reste pour la musique; il considérait qu’il passait plus de temps à peaufiner les chansons que les autres membres). Une chicane monstrueuse s’ensuivit, les membres s’estimant lésés. Le chanteur refusa de négocier, c’était cela ou rien. Le groupe se sépara brièvement, avant que le réalisateur et l’étiquette puissent les convaincre de ne pas abandonner le projet.
Cet écueil dans leur parcours sera, pendant longtemps, une plaie douloureuse. Pour ajouter de l’huile sur le feu, le bassiste tenta de séduire la petite amie du chanteur, une trahison que le chanteur n’a jamais pardonnée… Casey Niccoli était la copine de Perry (à l’époque) et fut sa muse. Elle a, par ailleurs, œuvré en tant que styliste et vidéographe auprès Jane’s Addiction, les aidant à façonner leur esthétisme. Cependant, elle n’a reçu aucune redevance pour son travail, ce qui l’a laissée amère.
De plus, les membres consommaient beaucoup de drogues, à l’exception du batteur. Navarro estime, pour sa part, que sa dépendance a causé plusieurs frictions, menant le groupe à se séparer, la deuxième fois. En fait, il y a eu plusieurs séparations, départs et retours… La longue tournée (13 mois) qui a suivi la parution de Ritual de lo Habitual a également été un facteur qui a nui aux relations au sein du quatuor.
La drogue n’a pas seulement joué un rôle de premier plan dans la vie des musiciens, mais également dans celle des gens qui les entouraient, ce qui a eu des répercussions sur l’histoire de la formation. Jane Bainter, l’une des locataires, était une femme ultra charmante, aux prises avec un grave problème de dépendance à l’héroïne. Elle avait un petit ami peu sympathique, un revendeur nommé, vous l’aurez deviné, Sergio. Ses colocataires la trouvaient dramatique et lui reprochaient ses mauvaises fréquentations, des connaissances qu’elle invitait à la maison que louait Farrell. S’inspirant des tumultes qu’elle provoquait, toujours blâmés sur sa dépendance, Perry et Casey ont eu ainsi l’idée du nom pour le quatuor.
Jane n’était pas enchantée du nom, mais elle ne croyait pas que le groupe aurait beaucoup de succès, alors elle n’a pas protesté… La chanson «Jane Says», par ailleurs, fut écrite à propos d’elle. En rétrospective, ce titre est aussi un portrait des années 1980 et d’Hollywood, mais on peut y projeter son propre vécu, ce qui en fait une chanson intemporelle.
«Had A Dad» est une vision philosophique, voire nietzschéenne, d’un drame très personnel pour le bassiste. «Mountain Song» semble être une continuation de «Had A Dad» et se veut une opinion sur les jugements qu’ont les gens sur la façon dont une personne décide de mener sa vie.
Les gars de Jane’s Addiction ont aussi un intérêt pour le macabre et la provocation. De fait, «Ted, Just Admit It» est un titre qui parle du célèbre meurtrier en série Ted Bundy. Le quatuor avait été marqué par le fait que le criminel se donnait en spectacle, un peu à l’image d’une téléréalité, en se défendant lui-même en cour.
«Summertime Rolls» est un morceau qui nous donne l’impression d’être bercés par le vent et qui reflète bien l’esprit spirituel de Farrell. Malgré leur caractère très éclectique et le jeu de guitare acéré, il y a un côté très organique à leur musique.
Choquant?
Certains critiques et musiciens disent que sans Nothing’s Shocking, il n’y aurait pas eu de Nevermind de Nirvana ou de Ten de Pearl Jam. En fait, plusieurs musiciens de l’époque vénèrent Jane’s Addiction, de Guns N’ Roses à Soundgarden, en passant par Henry Rollins. Flea et Chad Smith (Red Hot Chili Peppers), pour leur part, affirment qu’ils sont formidables sur scène et l’une des meilleures formations qui soit. Certains se sont même remis en question: Green River, un groupe réunissant Jeff Ament et Stone Gossard (membres de Pearl Jam) se sont dissout tellement ils étaient intimidés par le talent de Farrell et ses acolytes.
Personnellement, je crois qu’ils font bande à part. Ils sont tellement originaux que personne n’a pu répliquer ou surpasser ce qu’ils ont créé. Ils constituent une fracture nette entre les années 80 et 90, troublant l’industrie au passage et, surtout, motivant leurs contemporains à se dépasser.
Et vous, est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous avez entendu Jane’s Addiction?