MusiqueEntrevues
Crédit photo : Alain Beauchesne, Nouvel Ensemble Moderne
L’éloignement vu à travers un kaléidoscope
L’œuvre …ces échos des éloignements éphémères… est en fait dans la continuité de Racines éphémères (2008), créée à Vienne par Sandeep Bhagwati. Il s’agissait à l’époque de 64 variations d’un thème signé Claude Vivier. Comme l’explique notre interlocuteur, «Dans la version originale, c’était pour un petit NEM – huit musiciens – et il y avait énormément d’électronique. Lorraine Vaillancourt lançait des séquenceurs, jouait des percussions, et les musiciens se promenaient un peu partout dans un lieu magnifique sur trois étages. Cette musique est faite pour ça: l’écoute, la réaction, l’improvisation.»
Pour cette pièce revisitée, c’est quinze musiciens qui ont participé à l’enregistrement. Le choix du titre n’est évidemment pas un hasard, car selon Normand Forget, «cette œuvre fait référence à plein d’éloignements, en fait.»
Il y a la distanciation des interprètes eux-mêmes pendant qu’ils jouaient, mais aussi celle du compositeur lui-même, qui n’a jamais pu venir sur place, étant donné les circonstances pandémiques et l’impossibilité de voyager. Toute la création s’est donc faite à distance, avec un éloignement entre le compositeur, qui était sur un autre continent et assistait aux répétitions virtuellement.
Au-delà de ça, l’éloignement possède également une dimension temporelle et créative, puisqu’il y a eu un grand laps de temps entre la composition de la pièce, d’une part; la rencontre de Sandeep Bhagwati avec Lorraine Vaillancourt et les musiciens aux répétitions du mois de novembre 2020, d’autre part; et enfin, son visionnement de l’enregistrement final. «Pour lui en tant que compositeur, il y a eu un véritable blackout: il s’est vraiment éloigné de cette création. Il a donc été obligé de se détacher de sa propre pièce.»
Et c’est sans compter l’éloignement avec le public et la vie ordinaire, puisque huit mois se sont écoulés entre l’enregistrement du concert et le dévoilement aux spectateurs, en plus de la perte de repères habituels en lien avec l’organisation de l’événement.
En tout cas, les spectateurs qui sont déjà familiers avec Racines éphémères retrouveront le concept de comprovisation dans …ces échos des éloignements éphémères… Selon Normand Forget, cela implique une façon complètement différente d’aborder la musique et une position nouvelle pour le musicien interprète.
«C’est le langage de Sandeep Bhagwati, et ça amène un type de jeu qui nous sort un peu de nos habitudes en tant que musiciens. On n’est pas vraiment dans une partition écrite où on ne fait que jouer ce qui est écrit, et on n’est pas non plus dans la totale improvisation. On est entre les deux; ce qui fait en sorte que, pour les interprètes qui ont beaucoup de décisions à prendre, il faut qu’ils s’impliquent avec des choix personnels tout au long de la pièce.»
Renforcer le propos par les choix artistiques
La captation de ce concert webdiffusé a impliqué de nombreuses réflexions et partis pris quant à la direction artistique, rappelant l’importance de ceux-ci dans le message et l’ambiance véhiculés.
Par exemple, le choix du lieu d’enregistrement s’est fait selon des considérations sonores et acoustiques: «Toute la part de l’électronique amenait beaucoup de contraintes, et on a plutôt penché pour un endroit où il y avait trop de réverbération. On voulait utiliser le fond de la place pour que l’architecture rende le son un petit peu plus distordu, modifié, etc.» Ici, c’est donc l’écho et la réverbération du lieu qui ont été exploités, et c’est toute une réflexion qui a été menée entre les membres de l’équipe afin de servir pleinement le propos artistique.
«On avait fait un atelier avec Sandeep – qui était en Europe, en novembre 2020 – quelques mois avant la création de la pièce, pour tester comment l’acoustique fonctionnait, quel était le temps de réverbération, comment ça influençait la façon dont la musique était produite, et comment on pouvait la capter.»
Par ailleurs, l’aspect visuel a dû être soigné et plus que jamais pris en compte dans le cadre de l’enregistrement vidéo. Les règles à respecter étaient nombreuses, mais il fallait s’y plier tout en ayant le plaisir de faire de la musique ensemble.
«Avec cet aspect de distanciation qui était contraignant, on a choisi de donner un côté plus froid et plus austère qui transparaît à l’écran. Cela se ressent dans la façon dont les plans ont été filmés, puisqu’on a dû prendre en compte l’architecture de l’Abbaye, qui est brillante et pleine de lumière, avec un haut plafond blanc. Je voulais que ce soit apparent à l’image, car c’était un événement dans le temps qui était assez particulier.»
Finalement, le but de ces différents choix était bien sûr d’offrir une expérience riche et différente au public. «Je pense que les gens vont être captivés parce qu’il y a beaucoup de choses qui se passent tout au long du vidéo. Ça n’arrête pas, il n’y a aucun temps mort et c’est toujours très actif, à l’image aussi. À l’écran, des liens vont pouvoir être faits, le public aura des points de vue différents de ceux qu’il y a dans une salle de spectacle et verra des choses auxquelles il n’a pas accès habituellement», conclut M. Forget, tout à fait conscient que les prises de décision qui ont été faites orienteront l’écoute et l’appréciation des spectateurs.