MusiqueLes albums sacrés
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Avant d’être The Velvet Underground, Lou Reed et John Cale forment The Primitives à New York, en 1964, premiers balbutiements de la guitare du premier avec le violon du dernier. Le guitariste Sterling Morrison et la batteuse Maureen Tucker se joignent au groupe, qui capte rapidement l’attention d’un certain Andy Warhol. Warhol et Reed deviennent amis et s’impressionnent mutuellement. La rencontre avec le célèbre peintre est bénéfique pour le groupe: il leur permet d’enregistrer un album, à la condition qu’il fasse chanter Nico, mannequin allemand et nouvelle star de sa factory. Il y a toutefois un léger problème: elle ne possède pratiquement aucune expérience de chanteuse, et le groupe n’apprécie pas vraiment de se faire imposer une chanteuse de la sorte.
Le budget pour l’enregistrement est tout à fait risible, c’est-à-dire environ 2 500 $ pour trois jours, dans un studio en construction où les murs n’ont pas tous été montés. Le groupe n’a toutefois pas besoin de luxe ou d’artifices; leur son brutal et chaotique, tout à fait à l’opposé de ce qui se déroule sur la cote ouest avec le mouvement psychédélique. The Velvet Underground est une riposte cruellement réaliste face au rêve peace and love et de toute l’utopie autour de Haight-Ashbury à San Francisco.
Les drogues ne sont pas les mêmes. Les vêtements ne sont pas les mêmes. La musique et les thèmes abordés ne sont pas les mêmes. L’univers de Velvet tourne autour d’un demi-monde tordu, sexuel, pervers et hostile où le vice, l’étrange et la décadence remontent à la surface. Pour imager cette réalité déjantée, il n’existe personne de mieux outillé que Lou Reed.
Reed est sans contredit l’un des musiciens rock les plus influencés par la littérature de l’histoire. Il possède ce don de nous faire comprendre ses personnages avec peu de mots. Avec quelques lignes, il est capable d’illustrer les combats intérieurs et les tourments que vivent ses protagonistes. La première pièce, la magnifique «Sunday Morning» avec sa mélodie pop rêveuse, nous amène dans la tête d’un individu retombant lentement sur terre après une nuit d’excès. L’atmosphère est paisible, mais les mots sont bourrés de paranoïa et de remords. «Watch out / The world’s behind you», lance-t-il au refrain, avant de continuer plus loin au deuxième couplet: «Sunday morning and i’m falling / I’ve got a feeling I don’t want to know». Nous connaissons tous ce sentiment. Nico devait à l’origine chanter la pièce, mais Reed en a décidé autrement.
Pour bien des mélomanes, «I’m Waiting for the Man» est la première chanson punk, dix ans avant l’éclosion du mouvement. Sous ses guitares distorsionnées et son rythme rapide et répétitif, Reed relate l’expérience d’un junkie qui attend son pourvoyeur afin d’acheter de l’héroïne. Les Ramones traiteront d’exactement le même sujet sur la pièce «53rd and 3rd» près de dix ans plus tard. «Femme Fatale» est la première pièce chantée par Nico et est un merveilleux contraste avec la précédente, les paroles étant un hommage à la beauté de l’actrice Edie Sedgwick. Que Reed laisse Nico interpréter et réciter ces mots ajoute à la brillance de la chanson.
Le côté plus rude revient ensuite avec la dévastatrice «Venus In Furs», qui ne prendra jamais une ride et qui fait passer les Doors pour des enfants d’école. Ici s’entend tout le génie de John Cale, avec sa délirante performance au violon qui bascule dans la démence, pendant que Lou Reed chante sur des expériences sadomasochistes. «Run Run Run» est tout aussi rugueuse, la cacophonie provoquée par la guitare de Reed précédent The Jesus & Mary Chain par vingt ans. «All Tomorrow’s Parties», deuxième mettant en vedette Nico, est d’une beauté glaciale. À l’intérieur, une femme torturée et mal dans sa peau qui ne semble trouver sa place nulle part: «And what costume shall the poor girl wear? / To All tomorrow’s parties / She’ll turn once more to Sunday’s clown / And cry behind the door». Morrissey exploitera le même thème de non-appartenance deux décennies plus tard sur la chanson «How Soon Is Now? » de la formation The Smiths.
«Heroin», pièce centrale du disque, est toujours aussi fracassante. À la fois apaisante et éreintante, elle englobe pratiquement toutes les facettes de l’album à l’intérieur de ses sept glorieuses minutes: le beau versus le laid, le tendre versus la violence, le réconfort versus la décadence, etc. Les paroles, écrites par Reed à l’âge ridicule de 18 ans, nous plongent dans la psyché d’une personne dépendante à l’héroïne, avec ses hauts et ses bas. «Heroin, it’s my wife and it’s my life», chante Reed, signalant tristement l’acceptation de son personnage de l’emprise qu’a la drogue sur sa vie. Une des meilleures chansons rock de l’histoire, sans l’ombre d’un doute. Après cette exténuante escapade, «There She Goes Again» et «I’ll be Your Mirror» viennent alléger le tout, surtout cette dernière, magnifique et toute simple chanson d’amour chantée par Nico et probablement adressée à cette dernière.
Les deux dernières pièces du disque nous brouillent et bousillent les tympans de façon magistrale. «The Black Angel’s Death Song» et «European Son» sont deux pièces, l’une plus abstraite et l’autre plus tonitruante, rock ‘n’ roll qui déraillent vers la cacophonie et l’anarchie en un rien de temps. Elles sont en quelque sorte un prélude à White Light/White Heat, deuxième album du Velvet Underground qui sortira en 1968. D’ailleurs, un groupe comme Sonic Youth doit probablement une bonne partie de sa carrière à ces deux chansons.
Dans une critique de la BBC pour souligner le 35e anniversaire de l’album en 2002, le journaliste Chris Jones écrivit: «If you’ve never heard it, your life will be changed. A monument to the evil that men (and women) do». Description particulièrement adéquate, sauf que malgré les aspects sombres et les travers illustrés sur les onze pièces de The Velvet Underground & Nico, Lou Reed et sa bande réussissent à inclure des sentiments et des émotions auxquels tout le monde peut s’identifier. Voilà possiblement le plus grand triomphe de cet album exceptionnel: de rendre l’anormal normal et l’inconnu familier.
Parce que la ligne séparant tout ça est si mince, après tout.