MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Elektra
Lorsque le groupe entre en studio pour enregistrer Marquee Moon, ses membres sont on-ne-peut-plus prêts. Formé quatre ans auparavant, Television compte dans ses rangs des musiciens non seulement au talent exceptionnel, mais également extrêmement rigoureux et disciplinés. Bien le contraire de la plupart des groupes de la scène punk auxquels ils seront associés.
La formation pratique six jours par semaine à plus de six heures par jour. Entre-temps, ils jouent des spectacles qui laissent les gens sur le derrière. D’ailleurs, un certain Malcolm McLaren, qui sera plus tard l’architecte des Sex Pistols, fera tout pour devenir leur gérant. Les membres de la formation ont des intérêts différents qui finiront par se compléter: rock n’ roll, jazz et même le groupe psychédélique complètement éclaté (et méconnu) des années 1960 13th Floor Elevators. Plusieurs gros majors veulent les signer, mais le groupe est sélectif et arrête finalement son choix sur Elektra.
Bien que chacun des membres de Television soit un musicien exceptionnel, c’est vraiment la chimie incroyable entre ses deux guitaristes, Tom Verlaine et Richard Lloyd, qui définit le son particulier du groupe. Verlaine et Lloyd interagissent entre eux lorsqu’ils jouent de leurs instruments, comme si leurs guitares communiquaient entre elles, l’une ne pouvant exister sans l’autre.
Sur Marquee Moon, le jeu de guitares est absolument hallucinant, les deux protagonistes multipliant les pirouettes sonores tout en étant toujours au service de la chanson et non de leurs propres égos. Les solos sont superbes et jamais prétentieux. Les deux musiciens peuvent faire résonner leurs guitares à la fois de manière incendiaire ou bien de manière berçante. Parfois en même temps.
Chaque chanson sur Marquee Moon se démarque des autres. «See No Evil» est une frémissante entrée en matière, le groupe familiarisant les auditeurs à leurs explorations au niveau des guitares électriques. Il est évident que Tom Verlaine et Richard Lloyd sont en amour avec leur instrument et ils font tout en leur pouvoir pour que ce soit aussi le cas de leur auditoire. On fait aussi connaissance avec la voix intense et inhabituelle de Verlaine, démontrant qu’il n’y a pas seulement son style à la guitare qui est unique.
Vient ensuite la merveilleuse «Venus», qui renvoie au précieux sentiment de traîner tard la nuit et de tomber subitement en amour: «There stood another person who was a little surprised / To be face to face with a world so alive», chante Verlaine. Et au refrain, dans un moment impossiblement parfait, l’auteur tombe dans les bras de la Vénus de Milo.
La pièce est stupéfiante, de par sa beauté et sa vivacité.
«Friction» est exactement ce qu’indique le titre, soit une pièce où la tension créée par le jeu des guitares donne l’impression que les deux guitaristes veulent mettre le feu à la ville. D’ailleurs, la musique de Television est extrêmement urbaine et nocturne. Parlant de nocturne, l’épique chanson titre, à près de onze minutes, est une parfaite escapade dans la belle noirceur de la nuit.
«Incompréhensiblement» enregistrée en une seule prise, la pièce est, d’une observation instrumentale, colossale, les deux guitaristes alternant les solos tout en construisant un effet crescendo tout au long de sa durée. À l’intérieur, Verlaine y va de sa brillante poésie surréelle bourrée d’images contradictoires et de sublimes métaphores: «I was listening / Listening to the rain / I was hearing / Hearing something else / A kiss of death / The embrace of life / Well, there I stand ‘neath the Marquee Moon». Magistral.
La deuxième moitié du disque débute avec «Elevation», sombre mais splendide morceau où la voix de Verlaine semble constamment sous le point de craquer. La partie rythmique, toujours sous-estimée avec Television dû à l’immensité des guitares, soutient parfaitement les mélodies. «Guiding Light» est un petit bijou de ballade qui ne tombe jamais dans les clichés (il n’y a aucun cliché sur cet album). «Prove It» est pratiquement à saveur pop, Verlaine y sonnant heureux et caustique.
La finale des finales survient avec «Torn Curtain», longue pièce de sept minutes inspirée entre autres du film d’Alfred Hitchcock du même nom. «I’m uncertain when beauty meets abuse», lance Verlaine, comme s’il voulait signifier la ligne trop souvent mince entre le beau et le laid. Et lorsqu’il laisse aller la pièce à la toute fin, en chantant solennellement «Tears/Years», Tom Verlaine fait littéralement pleurer sa guitare dans une finale parfaite.
Marquee Moon n’aura pas le succès commercial que d’autres groupes ou artistes new-yorkais issus de la même scène récolteront (Blondie, Patti Smith, Ramones, Talking Heads, etc.), sauf que pour avoir étudié et réétudié cette période musicale extrêmement riche, il m’est impossible de trouver un album qui rivalise avec cette œuvre de Television. La mythique revue New Musical Express leur offrira une page couverture en 1977 et le journaliste Nick Kent, émerveillé par son écoute, écriera que ces chansons font partie des «meilleures jamais composées».
Indéfinissable, immense et intemporel, Marquee Moon est le parfait reflet de la puissance d’une aventure musicale qui n’a pas son pareil.