LittératureRomans québécois
Crédit photo : Le Quartanier
«Ça commence dans un train en marche. On imagine que l’histoire va tout de suite embrayer et qu’on va se trouver sans attendre dans le feu de l’action.» Dès la toute première phrase de l’œuvre, le ton est donné: on retrouve cette narration particulière qui caractérisait aussi Les bases secrètes, premier roman de Turgeon publié en 2011. Ce narrateur, dont on apprendra l’identité au cours de la lecture, est à la fois celui qui permet aux histoires de foisonner, mais également celui qui empêche la bonne marche du récit: «Et finalement le récit ne commence pas», ajoute-t-il. Est-ce lui qui a fait dérailler le train?
Le train déraille, donc. En ressortent indemnes un dessinateur et une de ses lectrices les plus assidues. Celle-ci est avide de connaître le sujet du prochain livre du dessinateur. «Je n’avais pas de prochain livre. C’est flou», affirme le dessinateur, à la fois narrateur et personnage de son propre roman, genre auquel il veut désormais s’adonner. En voulant satisfaire l’appétit de sa fidèle lectrice, il invente sur-le-champ le récit de Johanne Delambre, écrivaine fantôme qui souhaite, après la rédaction de la biographie de la populaire actrice Catherine Bas-de-Casse, devenir romancière. Ce récit encore embryonnaire semble posséder son identité et jouir de ses propres libertés. On a réellement l’impression, en lisant le complexe processus de travail de l’écrivaine fantôme – la rencontre avec cette jeune actrice dont elle veut écrire la biographie, les nombreuses recherches que nécessite son travail, les rencontres avec son éditeur –, que l’œuvre est toujours en train de s’inventer, que l’intrigue progresse à mesure où elle s’écrit.
«Alors, on reprendra le train.» Rencontre improbable entre Henri Cordier, un ingénieur sollicité pour un prestigieux colloque et Carole, une flamboyante actrice. En épiant les deux amants, on se rend vite compte qu’il s’agit d’une histoire d’amour de papier: leur idylle est en fait l’objet du premier roman de Johanne Delambre. Mais elle ne sera que de courte durée.
Puis, que viennent faire Raymond Loquès et Alphonse Grondines, deux écrivains chevronnés, dans cette histoire? Et surtout, pourquoi Grondines accuse-t-il la nouvelle romancière d’avoir plagié les canevas de ses deux premiers romans sur ceux de Loquès?
David Turgeon s’amuse continuellement, dans La revanche de l’écrivaine fantôme, à tromper son lecteur. Et puisque le livre que nous avons sous les yeux est lui-même l’esquisse d’un roman que lit et commente à mesure la lectrice survivante de l’accident ferroviaire, ces ébauches d’histoires se répondent comme autant de reflets de l’impressionnant jeu de miroirs mis en scène par Turgeon. Il s’agit d’un procédé que l’on retrouve entre autres chez l’écrivain américain Paul Auster; (pensons à Cité de verre, le premier volet de sa Trilogie new-yorkaise, paru en 1985). Bien que très forts, les personnages de l’œuvre sont toutefois quelque peu encloisonnés dans la méta-écriture (les commentaires critiques au sujet de l’écriture). Après avoir suivi le destin de l’un d’entre eux, il nous est dérobé par un personnage subséquent qui en revendique la création, coupant les ailes à une histoire en laquelle nous avions pourtant de grandes espérances.
Nul besoin de tenter de résumer l’intrigue ou de chercher à démêler la réalité des personnages des fictions qu’ils inventent pour apprécier cette œuvre; il suffit de se laisser bercer par les petites épopées et d’observer la fragile mais puissante existence des personnages qu’on y rencontre. Si l’entreprise autoréflexive est menée avec beaucoup d’adresse et si elle exerce un pouvoir réel sur la suite du récit, elle a pour conséquence de troubler la descente du lecteur au cœur des fictions (des «cités», dirait le personnage écrivain Raymon Lonquès) créées par l’auteur et d’empiéter sur les récits qui mériteraient plus d’espace.
Répétons-le, une des forces de David Turgeon est précisément la manière dont il raconte des histoires, dont il transporte le lecteur dans des mondes inédits, poétiques et troublants. Ces histoires auraient simplement besoin de plus de liberté.
L'avis
de la rédaction