LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Chloé Charbonnier
Marie-Claude, vous êtes comédienne, autrice, codirectrice littéraire de La Nef aux Éditions du remue-ménage et codirectrice artistique du Théâtre de l’Affamée avec Marie-Ève, qui, quant à elle, cumule les chapeaux de comédienne, autrice et metteuse en scène. Vos parcours respectifs sont impressionnants! D’où vous est venue la piqûre pour la littérature, d’une part, mais également pour les arts de la scène?
«Depuis mon tout jeune âge, j’ai toujours été une lectrice curieuse et éclectique. Des revues, des albums, des romans pop ou de peur, des bandes dessinées… je lisais tout ce qui m’était accessible.»
«Je suis native de Rimouski et, lorsque j’étais enfant, il n’y avait pas de théâtre professionnel destiné à ce public dans la région. Mon amour pour les arts de la scène a pris naissance… grâce à la télévision! L’émission Iniminimagimo, dont la proposition était très théâtrale, a été marquante pour moi. Chaque semaine, les quatre mêmes interprètes jouaient tous les personnages des contes pour enfants qu’ils recréaient en donnant l’impression d’avoir fabriqué les décors et les costumes. Ma mère a un souvenir très clair de moi qui, à l’âge d’à peine trois ans, lui dis, en regardant l’émission, que “je veux y aller dedans”, que c’est ce que je veux faire plus tard.»
«À l’adolescence, j’ai fait partie d’une troupe de danse qui présentait une partie théâtrale dans ses spectacles. J’ai participé et animé de nombreux spectacles de variétés à ma polyvalente et je me suis plongée dans le théâtre parascolaire. C’est au Théâtre du Bic, un théâtre que j’affectionne encore particulièrement, que j’ai vu mes premières vraies pièces de théâtre.»
«Avec mon regard d’adulte, l’importance de ces institutions en région et des artistes qui les font vivre est des plus capitales.»
Vous êtes deux créatrices inséparables et vous avez collaboré sur de nombreux projets d’écriture tels que des pièces de théâtre (Débranchée (Unplugged), Guérilla de l’ordinaire) et des essais (La coalition de la robe, coécrit avec Marie-Claude Garneau et publié aux Éditions du remue-ménage). Qu’est-ce qui explique une telle connivence artistique entre vous?
«Notre relation professionnelle et artistique est d’abord une grande histoire d’amitié. Nous nous sommes rencontrées à l’École de théâtre et, dès les premiers jours, nous nous sommes choisies. Tout au long de notre parcours de comédiennes en devenir, nous nous sommes soutenues, encouragées, aidées. Il n’y a jamais eu de compétition malsaine entre nous. Déjà à l’école, nous savions nous réjouir des succès de l’autre et partager le rayonnement de ceux-ci. Cette solidarité rare et profonde contribue encore aujourd’hui à la durabilité de notre duo.»
«Le point de bascule s’est produit en deuxième année lorsque nous avons été jumelées pour jouer Les Bonnes de Jean Genet. Notre complicité dans le jeu et le plaisir de chercher ensemble ont provoqué un véritable coup de foudre artistique. Pour la première fois, nous nous sommes retrouvées face à une autre personne aussi passionnée, aussi intense, aussi radicale, et dont les forces et les faiblesses complétaient l’autre. Nous savions que ce genre de rencontre n’arrivait pas souvent dans une vie et qu’il fallait en prendre soin.»
«De petits projets à moyens projets à plus grands projets, nous avons grandi artistiquement ensemble. Il a fallu se commettre, s’ouvrir sans peur et sans pudeur, se confronter, s’admirer, se rêver, beaucoup, et surtout, s’accueillir dans nos retranchements.»
Le 8 mars, votre pièce de théâtre Sappho paraît aux Éditions du remue-ménage. On y suit Denise, une ancienne tenancière de bar montréalaise adepte de scrapbooking qui ouvre sa porte à des femmes en échange de quelques soins, et qui crée chez elle un espace d’activités artistiques. Petit à petit, notamment à travers l’histoire qu’elle leur partage de Sappho, la poétesse de la Grèce antique, les personnages de Sacha, Joris, Ariane et Chloé goûteront à un état à la frontière de l’amitié et de l’amour. D’où vous est venue l’inspiration pour cette création?
«Au cours de nos recherches sur la vie de Sappho, nous nous sommes reconnues dans sa façon horizontale d’enseigner la Philia, cette relation d’amitié et d’amour entre femmes qui évoluaient dans son thiase, où étaient pratiquées des activités artistiques. Nous avons été frappées par la puissance de ses vers, par sa façon évocatrice de parler du désir et de l’amour, et aussi par l’accessibilité de son écriture. Nous avons aussi été troublées par notre propre ignorance. Pourquoi nous ne connaissions presque rien de cette autrice aussi importante qu’Homère?»
«Écrire Sappho aujourd’hui, c’est poursuivre sa survie en faisant un pied de nez aux autorités ecclésiastiques qui ont tenté de détruire toutes traces de son œuvre, aux auteurs qui ont manipulé son histoire pour la faire rentrer dans les rangs et à toutes celles et ceux qui s’entêtent encore à ne pas chercher les femmes dans le répertoire.»
«Inspirées par Renée Vivien, qui se faisait appeler la Sappho 1900, et qui s’est permis de compléter les vers inachevés de Sappho, nous nous sommes autorisées à faire dialoguer la vie et l’œuvre de cette poétesse révolutionnaire avec le Théâtre de l’Affamées, en l’incarnant à Montréal, aujourd’hui.»
Et alors, pourriez-vous nous en dire plus sur cette fameuse Sappho, figure mythique et révolutionnaire de la Grèce antique, qui a ouvert la porte au saphisme et au lesbianisme, et qui donne son nom à votre pièce?
«Il faut d’abord savoir qu’il ne reste que des fragments de son œuvre. Des neuf livres qui ont été retrouvés, seulement quelques poèmes ont survécu, dont la majorité sont troués. Le fil de sa vie a été tout aussi fragmenté, par le temps, mais aussi volontairement par des opposants à son existence, qui sont allés jusqu’à brûler son oeuvre.»
«Il faut aussi savoir que les faits la concernant souvent se contredisent. Nous croyons qu’elle a vécu sur l’île de Lesbos en Grèce au VIIe siècle avant Jésus-Christ. Qu’elle a été mariée à 13 ans et qu’elle a eu une fille, Cléis. Ses écrits révèlent qu’elle vouait un culte à Aphrodite, et tout indique qu’elle dirigeait un thiase, une école mystique pour jeunes femmes où elle enseignait la musique, le chant, la philosophie et la poésie. Ces jeunes femmes formaient un chœur lyrique qui aurait été invité partout en Grèce pour égayer des cérémonies.»
«Sappho était populaire. Sappho dérangeait. Il faudra lire le livre et/ou voir la pièce (!) pour découvrir l’étendue de nos recherches et les multiples visages que nous avons choisi d’exposer en un véritable portrait kaléidoscopique de la poétesse.»
Nos sources bien informées nous font savoir que, le jour même de la parution de votre livre, le spectacle Sappho sera présenté au Théâtre de Quat’Sous, dans une mise en scène – justement – de Marie-Ève Milot. Peut-on avoir un petit avant-goût de l’expérience que vivront les spectateurs et spectatrices qui y assisteront, sans trop nous en dévoiler bien sûr?
«La scène du Quat’Sous devient le thiase actualisé de Sappho. Elle s’ouvre sur la maison de sa représentante contemporaine, Denise, cette ancienne tenancière de bars clandestins For ladies only, qui s’est installée dans Centre-Sud depuis quarante ans et qui continue d’accueillir des femmes, des lesbiennes, qui ont besoin d’un refuge. Les spectateurs et les spectatrices y rencontreront quatre de ses visiteuses; ils les verront vivre et se réparer ensemble par le biais de séances de scrapbooking, où Denise et ses compagnes se remémorent la vie extraordinaire de la poétesse Sappho. Les rétroprojections magnifiques sont orchestrées par la conceptrice Alix Mouysset, aussi interprète dans la pièce.»
«Avec Sappho, nous nous adressons aux passionné·e·s de poésie qui n’ont jamais eu la chance de tomber sur les fragments de cette poétesse antique pourtant si moderne; aux féministes et militant.e.s qui ont soif de découvrir le travail d’une femme artiste qui a traversé l’histoire malgré la forte résistance; aux jeunes et aux moins jeunes lesbiennes et bisexuelles qui ne se retrouvent que très rarement à l’avant-plan sur nos scènes et à leurs allié.e.s qui ont un besoin criant d’engager une réflexion collective face aux préjugés qui survivent encore et aux enjeux qui touchent la diversité sexuelle.»