LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Sarah Lamontagne
Anne-Marie, on te souhaite la bienvenue! C’est vraiment un plaisir de faire ta connaissance. Alors, tu es enseignante de français langue seconde en milieu minoritaire à l’université de Saint-Boniface, au Manitoba, et ton expertise en littérature t’a menée à devenir évaluatrice de manuscrits aux services littéraires La Bonne Mine. Parle-nous brièvement de ton quotidien, de tes élèves, pourquoi pas, et de ton amour pour les Lettres.
«J’enseigne le français à des apprenants variés: à des fonctionnaires du gouvernement fédéral, qui souhaite obtenir un poste bilingue, à monsieur et madame Tout-le-Monde, qui ont un intérêt marqué pour le français, et même à des nouveaux arrivants, qui profitent des politiques linguistiques pour apprendre l’une des deux langues officielles gratuitement. J’adore le regard nouveau qu’il porte sur le français, leur façon de se battre avec leur propre bouche pour arriver à prononcer le “r” français ou le “u”.»
«J’ai besoin de ce contact direct avec le français chaque jour, car ça me permet de gérer ma “francoanxiété”, cette peur de disparaître en tant que peuple francophone. Comme Gilles Vigneault le dit: “La meilleure façon de défendre une langue, c’est de la parler bien, de l’écrire le mieux possible et de la lire beaucoup”. Alors, mon amour des Lettres vient de ce désir de garder la langue vivante par la lecture et l’écriture.»
«Grâce aux services littéraires de La Bonne Mine, j’ai réussi à améliorer mon manuscrit et à le soumettre à des maisons d’édition, dont XYZ. Depuis qu’elles m’ont recrutée, j’évalue à mon tour des manuscrits, en donnant des conseils sur différents aspects de ces derniers, dont la trame narrative, la plume, la construction des personnages et les descriptions.»
«Je crée également du contenu sur l’écriture pour les médias sociaux.»
Ce n’est pas si anodin si, dans ton mémoire, complété dans le cadre d’une maîtrise en création littéraire de l’UQAR, tu t’es intéressée à la représentation du territoire régional dans des œuvres narratives brèves du néoterroir, puisque tu es fille d’un père bûcheron et d’une mère maîtresse d’école! Peux-tu nous résumer les grandes lignes de ton travail? On est curieux de connaître les fruits de tes recherches!
«Je me suis penchée sur deux œuvres du néoterroir, soit Townships de William S. Messier et Arvida de Samuel Archibald. De l’angle géocritique et géosymbolique, mon hypothèse de départ propose que la représentation du territoire se fasse surtout par les lieux de mémoire et les lieux du cœur (Christiane Lahaie). Toutefois, ce sont plutôt les curiosités qui permettent de représenter le territoire régional.»
«Dans les recueils de Messier et d’Archibald, on retrouve respectivement un casse-croûte où travaillent des serveuses siamoises, un char allégorique dans une grange au milieu de nulle part, une maison hantée par toute une génération, et une histoire de match de hockey où les héros locaux arrivent à battre les Anciens Canadiens. J’ai donc exploré les curiosités de mon propre territoire dans la partie création de mon mémoire (et ensuite dans La terre maternelle): une rivière qui ne gèle pas, les trésors toponymiques, une maison traversée par la frontière où le salon appartient aux États-Unis, et la cuisine, au Québec.»
«Au moment de la rédaction de mon mémoire, le mouvement artistique du néoterroir était essentiellement un Boys Club. Depuis, la tendance s’est diversifiée avec, entre autres, l’œuvre de l’écrivaine Gabrielle Filteau-Chiba, qui s’est toujours donné comme mission de défendre la beauté des régions sauvages du Québec.»
«Avec La terre maternelle, je souhaite donc m’insérer dans cette nouvelle perceptive territoriale plus féministe.»
En tant qu’auteure, tu as publié des nouvelles dans diverses revues, Caractère, Laïus et Le Témiscouata, et voilà que les Éditions XYZ ont levé le voile, le 14 mars, sur ton tout premier livre, La terre maternelle, un «roman du néoterroir à la forme hybride et aux références tantôt littéraires, tantôt populaires». À travers cet ouvrage inspiré du folklore du Bas-Saint-Laurent, au sein duquel on reconnaît bien l’argot de la région, tu abordes la question de l’héritage, du féminisme et de la résistance linguistique, le tout avec force réalisme. Qu’est-ce qui t’a inspiré ce récit, et dans quel univers transportes-tu tes lecteurs et lectrices?
«Le territoire, tout part de là. C’est dans le territoire (et dans ses curiosités) que je trouve mon inspiration. Je suis fascinée par la toponymie régionale: le chemin de l’Arc-en-Ciel, la route du Chômage, le Brise-Culottes, la Fourche-à-Hélène… Juste avec le nom d’un lieu, on a déjà un filon pour une histoire; après, il faut tricoter, explorer où l’histoire nous mène, et écouter la tradition orale.»
«J’ai joint les histoires de ma famille à celles qu’on retrouve dans les contes traditionnels québécois, en les reliant par les fils de mon imagination. Ça donne un univers où les frontières entre la réalité, la fiction et le monde des contes s’entremêlent. Quand on vient d’un village où la rivière ne gèle pas, on a la résistance qui nous coule dans les veines. Alors, c’est vraiment important, pour moi, d’aborder les enjeux linguistiques reliés au français en Amérique et de me rappeler tout le chemin parcouru par nos ancêtres depuis l’arrivée des Filles du Roy.»
«Selon moi, la résistance du français est avant tout une quête féministe qu’il faut honorer envers ces milliers de femmes qui ont accompli la Revanche des berceaux. Sans elles, nous ne parlerions pas français; nous serions un peuple assimilé.»
Laisse aller ton imagination pendant un instant: si tu avais 2-3 conseils à donner à celles et ceux qui tiendront ton livre entre les mains très prochainement, que leur conseillerais-tu de prévoir, comme petite préparation, juste avant de se laisser envoûter par ton écriture?
«Pour se préparer au déracinement, il faut s’enraciner. Allez dans le bois, trouvez une flaque d’eau avec le plus de boue possible (on est au printemps, alors ça ne devrait pas être trop difficile!) Enlevez vos souliers, pis vos bas. Plantez vos pieds dans l’eau, gigotez les orteils dans la terre humide pour sentir le territoire vibrer en vous. Voilà, vous êtes enraciné∙e!»
«Sinon, je vous conseille de rechercher le Témiscouata sur Google Maps pour mieux visualiser où les histoires prendront racine et pour vous familiariser avec les lieux qui m’ont inspirée. En utilisant les cinq sens pour vous immerger dans le territoire, je vous conseille une boisson à base d’érable, comme les vins du Domaine Acer ou les acérums de la Distillerie Témiscouata. Un bon gin boisé ferait aussi l’affaire.»
«Puis, remémorez-vous les contes traditionnels québécois comme la légende de la chasse-galerie, ou encore la légende de Rose Latulipe, aussi connue sous le nom de légende du Diable à la danse, et laissez-vous surprendre par la fiction où on n’arrive plus à démêler le vrai du faux, le réalisme de la magie.»
On espère, en tout cas, que l’écriture de ce premier roman t’a donné la piqûre pour, éventuellement, l’écriture d’un deuxième! Et si on te posait une dernière question à brûle-pourpoint: saurais-tu sur quoi il porterait, ce futur livre? Allez, au plaisir de se reparler d’ici là!
«Dans mon prochain roman, j’aimerais approfondir plusieurs thèmes déjà déployés dans La terre maternelle, dont le thème de la résistance linguistique, en explorant, cette fois-ci, un nouveau territoire. Le champ de bataille linguistique dans les communautés francophones minoritaires s’infiltre jusque dans nos petites décisions du quotidien, autant dans le choix de musique qu’on écoute que dans la langue parlée à nos enfants.»
«Je travaille donc présentement sur la suite de La terre maternelle dans laquelle on retrouvera la même narratrice après un saut dans le temps de cinq ans. J’exploiterai encore la forme hybride du roman, en alternant entre l’intrigue principale, les récits enchâssés et les légendes locales, inspirés par la tradition orale et le territoire.»
«Le thème du déracinement sera encore une fois présent, mais de façon beaucoup plus profonde, parce qu’en plus d’être déracinée de sa terre maternelle, la narratrice sera dépossédée de sa langue maternelle. J’explorerai également le choc culturel qu’on peut ressentir dans son propre pays ainsi que les conditions de travail des enseignants hors Québec.»