LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Mathieu Girard
Andrée, c’est un pur bonheur de vous recevoir pour une discussion à l’occasion de cette série d’entrevues littéraires! Vous êtes originaire d’Hawkesbury, dans l’est de l’Ontario, et depuis que l’écriture a croisé votre chemin, vous avez publié une dizaine de recueils de poésie, ce qui prouve que vous avez bien fait d’être à l’écoute de votre instinct! Dites-nous, comment la littérature a fait son entrée dans votre vie, et qu’est-ce qui vous interpelle à travers l’écriture poétique?
«Dès l’âge de dix ans, je suis une lectrice assidue fréquentant la bibliothèque municipale de notre petite ville. C’est à l’adolescence en lisant Saint-Denys Garneau que j’ai su, grâce à sa poésie, que je ne serais jamais seule. Et c’est en écrivant mon journal que surgira mon premier poème. J’ai 15 ans. Dès lors, pour moi, le mot s’affranchit de la phrase, éclate, parle de lui-même. Et alors ma recherche de vérité s’engage à fond dans une quête de sens au cœur des mots, sons et sens, de la parole.»
«Pour moi, le poème, avant tout, envisage et interroge ce qui m’échappe. Folle aventure sans fin! D’ailleurs, où commence le poème? Où finit-il? Pour moi, le poème traduit une errance de l’intime profond en symbiose avec le monde immédiat et planétaire. Quand j’écris un poème, j’apprends à devenir multiple: je deviens je, tu, elle, il, nous…»
«Chercheuse de lumière, j’aurai tenté de dire l’enfance curieuse, ouverte, franche, et la femme qui se procrée, clairvoyante, rassembleuse.»
En 2007, vous avez été la première poète à recevoir le Prix littéraire Trillium de langue française pour votre recueil Tant de vie s’égare (1994), et ce n’est pas tout: vous êtes officiellement la première poète francophone de la Ville d’Ottawa ainsi que la première francophone intronisée au Temple de la renommée du Festival international de poésie d’Ottawa. Félicitations! Pourquoi avoir choisi la langue française comme premier moyen d’expression?
«Je suis toujours surprise qu’on me pose cette question. Parce que je suis franco-ontarienne, on imagine que l’anglais occuperait une telle place dans ma vie? Ce n’est pas mon cas!»
«Dans mes échanges avec le poète acadien Herménégilde Chiasson, j’écrivais: “Quand j’étais enfant, j’étais majoritaire. Nous, on croyait qu’il n’y avait que nous, on parlait le français dans la rue et les rues voisines itou, des Anglais, y’en avait pas, mais mon père en voyait tous les jours au travail, même qu’il parlait l’anglais tous les jours là-bas, mais jamais à la maison, parce qu’à la maison, la langue c’était sacré, et mes parents y tenaient mordicus. À bon entendeur, salut! Et c’est pour ça que ça continue. Quand j’étais enfant, j’étais.» (Revue Francophonies d’Amérique).»
«Bien sûr, ces mots me venaient de ma vie d’enfant telle que vécue dans ma petite ville ontarienne très majoritairement francophone dans les années 1950 et 1960. Jamais je n’ai songé à écrire en anglais. Pourquoi? C’est complexe de même que profondément subjectif. En réaction à la langue dominante? Par crainte de diluer mon identité? Ou encore en raison d’une sensibilité et d’affinités naturelles me portant vers la littérature française, son esprit, sa pensée, ses courants, ses questionnements, ses choix esthétiques?»
«Sans doute, toutes ces raisons réunies et d’autres encore plus difficiles à cerner. Je crois que la langue, véhicule de l’esprit, crée et nourrit ce réel qui nous est vital, d’autant en milieu minoritaire, car en Ontario français, tout est affaire de transmission. Puis il y a cette fidélité à ce qui nous fonde: notre langue. Ici, la parole constitue notre unique sauvegarde.»
En septembre 2022, dans la «collection Poésie» des Éditions Prise de parole, est paru votre recueil dire, un triptyque traversé par un souffle poétique d’une grande lucidité, et à travers lequel vous vous remémorez quarante années d’écriture, ouvrant par le fait même «une fenêtre sur l’atelier où se construit une œuvre inouïe». Pour vous, ce livre de 81 pages est en quelque sorte un travail sur l’expérience de l’écriture et sur la création artistique. Et cet assemblage de textes, flirtant entre la poésie, la prose, les notes de lecture et les références extratextuelles, vous a permis de mettre en lumière le parcours du poète, le vôtre finalement. Parlez-nous de la genèse de cette œuvre et de ce qu’elle symbolise dans votre cœur.
«L’axe de parole que je souhaitais pour dire est le suivant: des mots, une conversation, un poème. La première partie, Des mots, se présente comme une sorte de carnet intime où j’explore une vingtaine de mots (avancer, rivière, arbre, origines, langue, femme, lumière, corps, livre, amour, entre autres) dont je fouille le sens et l’histoire et leurs liens avec ma vie de l’enfance à maintenant. Je me suis surprise à évoquer des moments phares du passé soudainement si présents…»
«En deuxième partie, Une conversation, on trouve ce riche échange avec Nicole Brossard (thèmes: voyage, dialogue, silence, poème) à la fin de laquelle, je m’entends exprimer ceci: “dire sera toujours difficile pour moi”…»
«En troisième partie se trouve une suite poétique, Préhistoires, avec sa finale dramatique, inattendue pour moi. On peut y voir une réflexion sur la parole, celle que l’on prend, celle que l’on perd. J’y interroge l’étymologie du mot “femme”. Puis, en cours d’écriture, je fais une découverte fascinante: le premier “je” écrit serait celui d’une femme. Parole tue/tuée retrouvée… Aussi, j’ai voulu y saluer la présence d’Endehuanna, une prêtresse sumérienne chassée de son pays et qui, en exil, aura écrit le premier “je” retraçable à ce jour. Car c’est important, pour moi, de ranimer ces voix de femmes enfouies, de lire les poètes actuelles, inconnues et méconnues, et de tenter d’entrevoir la nature de nos mots de femmes à venir.»
«À travers les trois parties de dire, je pense qu’on peut lire de plus d’une façon que le mot et la vie font la paire au cœur de nos existences.»
On a récemment appris que ce petit bijou de la littérature franco-canadienne figure parmi les œuvres finalistes au Prix littéraire Trillium 2023! Décidément, vos mots touchent droit au cœur le public comme le jury! Toutes nos félicitations encore une fois. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris la nouvelle, et que représente une reconnaissance comme celle-ci pour vous?
«Oui, j’étais très contente que dire se trouve finaliste au Prix littéraire Trillium cette année! J’aime beaucoup ce livre, et cet honneur qui me parvient par mes pairs me fait grand plaisir.»
«J’ai reçu ce prix en 1995. Pour la première fois, le Prix Trillium francophone était décerné, et parmi cinq titres, tous genres confondus, la poésie l’emportait avec mon recueil Tant de vie s’égare, qui se trouvait aussi finaliste au Prix littéraire du Gouverneur général. Déjà, en 1993, pour des inédits de ce recueil, je recevais le Prix de poésie de Radio-Canada. Décidément, j’ai eu beaucoup de chance!»
«Je devrai sans doute, à ce Prix littéraire Trillium, les nombreuses invitations qui allaient se présenter au cours desx années suivantes: Maison de la poésie de Paris, Maison Poème à Bruxelles, Salon du livre de Genève, Lausanne, Grenoble, Trois-Rivières, Montréal, Winnipeg… Et une formidable expérience m’attendait en 1996: on m’invite alors à occuper une résidence d’écriture au département des Lettres françaises de l’Université d’Ottawa. Puis en 1997, on me propose de correspondre avec Herménégilde Chiasson pour la revue Francophonies d’Amérique.»
«Enfin, plein d’autres occasions se profilaient à l’horizon. On peut dire en effet que ce prix a donné un certain élan à mon parcours.»
Vous savez, on a tendance à être bien curieux dans la vie, et c’est ce qui nous emmène à vous poser cette toute dernière question: quel projet littéraire vous occupe ces jours-ci? Allez, ne soyez pas timide, c’est seulement entre nous… et tous nos lecteurs! À une prochaine, ce fut un plaisir!
«Comme je n’ai rien en cours d’écriture dont je puisse dire quoi que ce soit pour l’instant, je préfère mentionner la parution récente d’une suite poétique, Le poème seul, parue en mai dernier dans un collectif célébrant les 50 ans de Prise de parole (Lieux-dits, 2023).»
«Ici déambulent trois figures de femme: poète marcheuse, poète errante, poète veilleuse. J’aime y voir un appel du poème à la lumière, unique voie de secours pour qui cherche un chez-soi, un lieu où évoluer de manière intégrale. Contraint à avancer toujours, cet être-poème et son double poursuivent leur quête, dans le désir de l’avènement d’un souffle choral en un lieu où vivre n’est plus survivre. Ce lieu, toit de verre au loin sera la maison traversée.»
«Évidemment, l’interprétation de ces images reste multiple. Et c’est ça, la liberté du poème! Ce texte m’est particulièrement cher. Il clôt sur une grande perplexité avec un serrement au cœur.»