LittératureL'entrevue éclair avec
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Alban, nous sommes ravis de faire votre connaissance! Vous qui êtes cartothécaire à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec, voudriez-vous nous dire d’où vous est venue la passion pour les récits de voyage et la construction du savoir géographique à travers les siècles?
«Je suis un voyageur immobile. À travers les cartes géographiques et les récits de voyages anciens, je navigue dans l’espace et dans le temps: dans les pas de Marco Polo, dans l’atelier d’un graveur vénitien penché sur ses sources, sur le navire de Jacques Cartier, dans l’esprit insondable d’un étrange personnage qui parle au diable caché au fond de son broc, dans le sillage funeste d’un conquistador, près d’un village autochtone où un homme trace pour la première fois sur du papier l’image qu’il se fait de son monde… au cœur même de l’esprit d’exploration qui distingue les XVIe et XVIIe siècles.»
«Un esprit d’exploration qui fait aujourd’hui défaut à notre civilisation, selon moi, depuis que les programmes spatiaux se sont essoufflés. Je compense en me plongeant dans les vieilles cartes et les vieux bouquins.»
On a pu lire que, au sein de vos travaux, vous tenez à offrir une vision plus large et plus complète de l’histoire de la cartographie en la reliant à celle des sciences, de la pensée et de la spiritualité. Comment ces perspectives supplémentaires viennent enrichir la compréhension et le savoir reliés à l’élaboration et l’analyse des cartes, selon vous?
«Les cartes géographiques ne font pas que représenter le territoire. Elles sont aussi un précipité des irréductibles biais cognitifs de l’esprit humain: la culture, en particulier le système politique, la conception de la propriété, les modes d’exploitation des ressources naturelles et les moyens de locomotion qui caractérisent celle-ci; mais aussi l’idéologie, la spiritualité, les besoins stratégiques, la propagande, la catégorisation, l’omission, la soif de renommée ou de profit, le désir de se rendre utile, les préoccupations esthétiques…»
«Comme tout artefact, les cartes expriment l’esprit et les nécessités de leur temps, de leurs créateurs et de leurs utilisateurs. Elles en disent autant sinon plus sur l’humanité que sur le territoire. Par exemple, sur les cartes d’aujourd’hui, Jérusalem est une ville du Moyen-Orient, mais pour un lettré du Moyen Âge, elle est au centre du monde.»
Le 4 octobre, votre livre L’Île aux démons – et autres mirages cartographiques de l’Amérique du Nord (1507-1647) est paru aux éditions du Septentrion. Il s’agit «d’un atlas historique des lieux imaginaires de l’Amérique du Nord au XVIe et au début du XVIIe siècles» qu’on a longtemps représentés sur des cartes géographiques… avant de réaliser qu’ils n’étaient que le produit de l’imagination de l’Homme! Quel a été le déclic qui vous a donné envie de vous lancer dans ce projet d’écriture?
«En tant que cartothécaire, je montre souvent des cartes géographiques anciennes au public. Les gens sont souvent fascinés par le double effet familiarité-étrangeté. On se repère, on s’y reconnait plus ou moins, mais en même temps, la configuration du territoire est différente, la toponymie ne recoupe qu’en partie celle d’aujourd’hui, on ne trace plus les cartes de la même façon.»
«Et puis, il y a ces lieux indiqués sur les cartes, mais qui nous semblent insolites: l’île aux démons au large de Terre-Neuve, le lac de Conibas au nord-ouest de Montréal, une grande montagne au pôle Nord, etc.»
«Je ne pouvais plus me contenter d’expliquer qu’on croyait autrefois à l’existence de ces lieux. J’ai voulu investiguer et découvrir quels sont les raisonnements et les péripéties qui ont conduit à ces convictions erronées.»
De ce que l’on comprend, tout concordait pour que ces cartes et livres anciens semblent tout à fait cohérents et bien réels, alors qu’il s’agissait uniquement «d’une propagation atypique de l’information» conditionnée par de «multiples biais cognitifs [influant] sur la représentation du monde.» Comment avez-vous fait pour remonter aux sources premières et pour comprendre les raisons qui ont permis de croire à l’existence certaine de ces endroits, au point de les cartographier?
«Il faut d’abord rassembler toute la documentation disponible à travers de multiples institutions documentaires du monde: cartes et textes. J’avoue que c’est une tâche un peu plus facile quand on travaille soi-même pour une bibliothèque nationale.»
«Sur cette base, il faut ensuite examiner le contexte de création des cartes. Les récits de voyage ayant servi de source aux géographes sont souvent particulièrement éclairants. Les modalités de circulation du savoir géographique et les sphères d’influence des personnages impliqués sont également cruciales.»
«Lorsque les données sont insuffisantes pour présenter une explication définitive, il incombe au chercheur de dégager les hypothèses les plus plausibles. Il y a seulement deux ou trois cas pour lesquels je n’ai pas de certitude. Juste un faisceau d’indices. C’est très bien comme ça; mon sujet conserve la part de mystère qui m’a fait m’y intéresser au début.»
Pour terminer, on est curieux de savoir ce qui va occuper votre temps à court ou moyen terme, qu’il s’agisse de projets d’écriture en lien avec vos connaissances historiques et géographiques, ou de tout autre chose?
«Depuis quelques années maintenant, je prends des notes sur les ornements qu’on peut voir sur les cartes géographiques anciennes: navires, monstres marins, animaux, personnages exotiques, etc. Loin d’être de simples éléments de décoration, selon moi, ils font partie de l’ensemble informationnel véhiculé par la carte. En plus d’être individuellement riches de sens, ces ornements me semblent, dans certains cas du moins, s’articuler les uns les autres pour former un récit.»
«J’aimerais éclaircir cet aspect passé relativement inaperçu jusqu’ici.»