LittératureBiographies
Crédit photo : Stefan Strumbel
Quelques fentes pour laisser passer la lumière
Au détour de ce livre, Laurent Allen-Caron s’attarde avec précision sur le grand amour de Karl Lagerfeld, Jacques de Bascher de Beaumarchais. On arrive donc à percevoir la dynamique d’une relation hors du commun qui aura uni deux personnages hauts en couleur – mais infiniment contrastés – pendant près de 18 ans, de 1971 à 1989.
On comprend également quelles autres personnes ont compté pour Karl, et comment: l’auteur s’intéresse tout particulièrement à la maman du couturier, à la place qu’elle a occupée dans sa vie, ainsi qu’à son caractère direct, tranché et tranchant… d’ailleurs non sans rappeler celui de son fils!
D’autres aspects importants concernant les goûts et la personnalité de Karl Lagerfeld sont abordés dans ce livre. Le créateur d’origine allemande a notamment eu une passion immodérée pour les livres, le siècle des Lumières, l’aménagement intérieur d’inspiration Art déco. C’était un homme très cultivé, comme le fait remarquer Danielle Cillien-Sabatier, directrice de la librairie parisienne Galignani que Lagerfeld fréquentait assidûment: «Karl Lagerfeld est un homme de haute culture plus que de haute couture», affirmait-elle lors d’un entretien avec Laurent Allen-Caron.
Le secret d’une époque révélé
Grâce au travail d’investigation de l’auteur, une vraie immersion dans le Paris des années 1960-1970 est offerte. On voit le monde dans lequel Karl Lagerfeld évolue, quels lieux sont fréquentés par la jeunesse et la haute société de l’époque. On perçoit l’insouciance qui règne, l’envie de toujours repousser les limites; on conçoit la luxure et les excès pendant cette période… Par la même occasion, on nous révèle les fréquentations du grand couturier à ce moment-là.
Et on constate qu’à travers ce monde de débauche, le «Kaiser des podiums» est quelqu’un de très sage, de très en contrôle: pas de drogue, pas d’orgies, pas d’alcool pour lui – contrairement à son cercle proche. Karl opte toujours pour un Coca-Cola, sa boisson favorite. Il passe dans les soirées, fait acte de présence et observe, sans céder à la tentation. Il se nourrit de ce que vivent ceux qui l’entourent, tout particulièrement son conjoint qui se consume et vit à cent à l’heure. Laurent Allen-Caron explique que «D’après Thomas de Bascher [le neveu de Jacques, ndlr], Jacques permettait à Karl de vivre par procuration des expériences et des excès qu’il ne s’autorisait pas».
Ce qu’on ne sait toujours pas
Pour autant, certains questionnements restent sans réponse tout au long de l’ouvrage: Karl Lagerfeld est-il vraiment issu d’une classe bourgeoise allemande, a-t-il vraiment grandi dans un manoir?
Des doutes subsistent, notamment quand Laurent Allen-Caron écrit lui-même au sujet de la mère: «Une légende nimbe son passé et ses origines, de l’aveu même de Karl Lagerfeld». Au sujet de celle-ci, on se demande également si elle était aussi froide et tyrannique qu’on veut bien nous le laisser croire. Est-ce une mise en scène du couturier pour brouiller les pistes – voire justifier son propre comportement détaché et sans filtre?
D’autre part, on s’interroge sur ce qu’il s’est réellement passé entre les années 2000 et 2019 dans la vie de Karl Lagerfeld. On comprend les grandes lignes de ce qu’il a traversé, mais c’est un peu survolé, contrairement à d’autres décennies épluchées dans les moindres détails. Peut-être est-ce par manque de recul que l’auteur s’est moins avancé de ce côté-là?
En tous les cas, on ne saura pas comment se sont passés les derniers mois de sa vie; ni qui était là pour lui serrer la main quand il est parti en février dernier.
Beaucoup de similitudes avec Beautiful People d’Alicia Drake
Un dernier petit commentaire que je me permettrais, particulièrement pour les lecteurs passionnés de mode. Si vous avez déjà lu Beautiful People: Saint Laurent, Lagerfeld: splendeurs et misères de la mode d’Alicia Drake (paru en 2008), vous risquez souvent d’avoir une sensation de «déjà-lu».
En effet, les deux livres comportent nombre d’anecdotes en commun (les soirées aux Bains Sainte-Anne, celles au Palace, la nuit de débauche du «Képi blanc» organisée par Jacques dans l’appartement de Karl, les tensions Saint Laurent/Lagerfeld). Parfois, les mêmes personnes proches de Lagerfeld ont été interrogées (par exemple, pour ne citer qu’elle, Diane de Beauvau-Craon); et donc, leurs témoignages se rejoignent vis-à-vis des mêmes aspects abordés.
Enfin, Laurent Allen-Caron a utilisé la même façon de procéder qu’Alicia Drake avec un récit chronologique, ce qui m’a donné la sensation de me replonger dans le livre de la journaliste britannique paru une dizaine d’années plutôt.
Le mystère Lagerfeld de Laurent Allen-Caron, Éditions Fayard, février 2019, 294 pages. 32,95 $.
L'avis
de la rédaction