«La misère des niches» d’Alain Brunet

La semaine dernière, Pierre Lapointe a clôturé son spectacle aux Francos de Montréal sur une note étrangement politique. L’auteur-compositeur-interprète a remercié la foule assemblée au Théâtre Maisonneuve d’avoir encouragé la musique québécoise en achetant un billet de concert, l’une des seules sources de revenus stables qui restent aux artisans de la musique. Il a dénoncé le «vol» que subissent quotidiennement les créateurs sur les plateformes de streaming. «Continuez à nous encourager, et nous nous chargerons de réclamer notre dû au gouvernement», a-t-il conclu.

Pierre Lapointe n’est pas le premier musicien à tirer profit de sa tribune pour dénoncer l’injustice faite à ses collègues. Mais est-ce uniquement aux artistes de porter le fardeau de leurs revendications? Ne sommes-nous pas tous responsables de la bonne santé des niches, si on veut continuer à s’émerveiller, la musique plein les oreilles?

Fin observateur de la scène musicale québécoise depuis au moins 35 ans, Alain Brunet a voulu faire le bilan de ce problème sans précédent qui s’envenime depuis les années 1990. Sous forme de méga-reportage, le journaliste aborde les grandes difficultés du créateur de contenu moderne: mépris de la propriété intellectuelle, rémunération au compte-goutte, et modèles d’affaires obsolètes des médias indépendants, engloutis par la vague GAFA – le monopole formé par Google, Amazon, Facebook et Apple.

Dompter la bête

Le pronostic est sombre; tandis que leurs revenus s’étiolent, les musiciens sont de plus en plus nombreux à sortir des écoles un diplôme universitaire en main et peu de perspectives en vue. Le succès d’une création passe davantage par le nombre de clics générés que par sa qualité autrefois validée par le public, les pairs et la critique journalistique. De plus, le fossé se creuse entre la galaxie ultra-exclusive des stars de la pop et l’immense nuée de petits joueurs qui s’appauvrissent autour d’elles.

Le cadre législatif est aussi obsolète. Les lois sur le droit d’auteur doivent être rafraîchies, car le principe du droit d’auteur, basé sur la territorialité de la loi, ne peut plus s’imposer sur le web. Les artistes se voient donc privés de la juste part des retombées de leurs oeuvres.

Alain Brunet réussit à bien cerner l’environnement numérique actuel et ses principaux enjeux, mais la dépendance aux statistiques enterre à plusieurs reprises le propos. Le chapitre sur la misère du modèle d’affaires décrit notamment les principales entreprises du web en présentant une foule de données, sans en tirer de tendances ou en les comparant entre elles.

Le lecteur se retrouve assommé de statistiques ou de vocabulaire très technique. Qu’est-ce que toutes ces statistiques traduisent exactement? Sans non plus prendre le lecteur par la main, il aurait été intéressant de soutirer les principaux comportements de ce nouvel écosystème aux contours illimités.

Le reflet d’une crise plus vaste

En revanche, Alain Brunet pose une question fascinante et encore peu explorée. Avec l’homogénéisation des contenus et la sous-éducation de l’art dans les écoles, s’il n’y a pas d’exposition, comment valoriser ces milieux essentiels aux courants mainstream?

Le déclin de la curiosité et la paresse intellectuelle sont pointés du doigt pour expliquer la dépendance aux algorithmes pour dicter la consommation d’art et d’information. L’auteur appelle ce phénomène «des bulles filtrantes» qui supplantent l’expertise des agents culturels.

Positionner la misère de l’industrie musicale dans une crise plus globale qui inclut aussi l’information, l’éducation et même la science se révèle une autre force de l’essai. L’inclusion encourage la multiplication des partenariats et des coalitions qui peuvent avoir plus de poids face aux géants numériques. Il mentionne d’ailleurs la naissance du Regroupement des artisans de la musique qui propose des pistes de solutions concrètes où le public et l’ensemble des intervenants de la chaîne musicale pourraient s’investir.

Les faits et les statistiques abondent, le monde de la culture et des médias est rongé par une maladie dont on a pas encore trouvé le remède. L’ouvrage est important pour comprendre et mettre la lumière cette tendance effectivement boudée par la sphère publique. Et pourtant, l’impuissance prend à la gorge au terme de la lecture. Que pouvons-nous faire en tant que citoyens pour renverser la situation? Quelle est la prochaine étape mis à part la redistribution des richesses par les géants du numérique ou l’ajout de sanctions gouvernementales?

Au-delà de l’impasse

Il faut se faire à l’idée, on ne peut pas tuer le contenu dans l’oeuf, au risque de se retrouver non seulement devant des listes d’écoute édulcorées, mais aussi devant une culture résolument terne. Sans compter que si les artistes n’arrivent pas à vivre décemment de leur art, ces derniers vont tout simplement créer de sempiternels refrains pop ou se recycler dans d’autres professions plus lucratives.

Au terme d’une recherche étoffée, c’est dommage qu’une si petite portion de «La misère des niches» soit accordée aux solutions à la crise. Il serait intéressant – et moins déprimant – d’explorer davantage les modèles d’affaires qui se profilent – parce qu’il y en a – pour sauver les niches et endiguer la normalisation de la consommation des arts et du savoir.

Est-ce par excès de fatalisme ou parce qu’il reste encore beaucoup de questions sans réponse? C’est indiqué dans la prémisse: on reste vraisemblablement à l’étape de la description plutôt qu’à la résolution d’un naufrage encore bien peu documenté. Reste à voir si l’industrie créative pourra se relever à temps.

«La misère des niches: musique et numérique, alerte sur les enjeux d’une mutation» d’Alain Brunet, Éditions XYZ, 120 pages, 25,95 $.