LittératureRomans québécois
Crédit photo : Le Quartanier
Difficile de détacher l’œuvre du sort de son auteure, emportée il y a un an d’une tumeur inopérable au cerveau. Écrite précipitamment, l’œuvre se lit d’ailleurs comme le témoignage d’une jeune artiste qui, pour se libérer d’elle-même et de sa prédestination, écrit. Tout ce qui lui passe par la tête, tout ce qui, d’un regard normatif, se dit ou non. Drama Queens, ou Cinéma expérimental (le nom fictif du livre proposé par la narratrice), se présente au fil des pages comme une expérimentation artistique. Parce que la pulsion d’écriture chez Gendreau se transfigure en un puissant alliage de mini-synopsis cinématographiques, d’expositions muséales et de confessions autofictionnelles.
Des visages par-dessus des visages, aussi, allant de sa grand-mère à Marie-Soleil Tougas, de Renée Martel à sa sœur Marie-Antoinette Love, puis à une rencontre improbable entre Nelly Arcan et Luka Rocco Magnotta. Se trouve ainsi, camouflée sous cette juxtaposition éclectique, une réflexion sur la médiatisation de la maladie et de la mort. En découle aussi un questionnement sur notre rapport au temps et, au bout du compte, à la trace d’un Soi laissée sur autrui. Or, ce colmatage d’images, qui giclent littéralement dans tous les sens et qui est très présent en première partie, peut s’avérer laborieux pour un lecteur préférant la narration fluide et linéaire.
Pour apprécier la pleine valeur de cette œuvre, il est toutefois primordial de différencier Vickie Gendreau, la femme, de sa narratrice Victoria Love. L’auteure joue d’ailleurs souvent sur l’ambiguïté réalité-fiction. On n’est donc pas tout à fait dans une autofiction, puisque la narratrice sème constamment un doute sur la véracité de ses aveux. Si bien qu’on en vient à réfléchir sur la portée de la vérité dans une société aussi consciente d’elle-même que la nôtre. Être «condamné au souvenir», c’est néanmoins ce à quoi le lecteur s’attend dès les premières pages, et dont Victoria Love dicte le rythme telle une reine.
De là, le tableau s’assombrit peu à peu en deuxième partie, dans laquelle la voix de la narratrice est davantage dictée par une pulsion de mort: elle veut tuer le roman, tuer la maladie, tuer la mort. Les interactions avec le lecteur se multiplient également. Dans ce monologue vacillant par moments, très solide souvent, la provocation vis-à-vis du lecteur s’intensifie, mais ne semble jamais innocente. Victoria Love remet en question le rapport du lecteur envers l’œuvre, allant même jusqu’à inciter le lecteur à refermer le livre. Plus encore, elle met en relief notre tendance au voyeurisme, à mots couverts. Parce qu’il n’y a pas que le corps ici qui est malade, il y a la littérature aussi.
À une époque où l’intérêt du lecteur est sans arrêt compromis par moult stimulations extérieures, cette explosion d’images a quelque chose d’avant-gardiste, car elle repose sur le principe même de n’avoir d’autre sens que celui de garder les lecteurs accrochés à tout prix. D’ailleurs, Drama Queens s’apparente beaucoup dans sa structure à la dynamique des réseaux sociaux – dont elle fait souvent mention -, et où on bombarde les gens de son entourage d’idées, d’images de soi, de représentations. Une logique qui vacille entre la réalité et l’imaginaire, comme la littérature de Gendreau.
Parallèlement, la voix de l’auteure interpelle sans détour la génération Y à laquelle elle appartient, de par les références culturelles, les lieux et le déploiement de la langue (usage courant d’un franglais très québécois). Or, faut-il absolument appartenir à la génération Y – ou encore à la communauté littéraire et culturelle – pour apprécier? Pour être attiré par l’œuvre, peut-être bien. Pour l’apprécier, à priori non, même si la fiction semble volontairement cryptée, non dans un but exclusif, mais plutôt revendicateur de l’identité de cette génération.
Si Drama Queens peint une époque, il l’incarne aussi dans sa forme même, car le roman est déstabilisant, et l’oralité intransigeante. L’émotivité palpable permet de multiples digressions qui créent du sens à même le flot de la pensée de Gendreau. L’hétéroclycité de son imaginaire est assumé et riche, excessif par fragments, mais est porteur d’une sensibilité et d’une fragilité camouflées derrière l’absence de censure. Parce qu’il est possible de se cacher aussi bien derrière un silence que d’un cri. Le fiel qu’elle déverse, sa douleur est également nuancée d’un humour parfait, noir et cinglant, qui ne plaira pas à tous, mais qui est égal à lui-même du début à la fin.
Bien qu’elle n’en fût qu’à son deuxième roman, et que Drama queens se présente davantage comme une expérimentation, Gendreau fait preuve d’une habileté technique incontestable, de laquelle on salue l’appui de Mathieu Arsenault. Sans oublier, pour finir, une théâtralité qui frappe l’oreille. Drama Queens est le genre de livre qui se lit à voix haute, et qui aurait le potentiel exponentiel d’être adapté au théâtre. Comme Testament le fût si bien d’ailleurs.
Vickie Gendreau lègue donc au Québec une expérience littéraire poignante, bien que floue par moments, comme la vie peut l’être parfois.
Pour visionner la première lecture publique de Drama Queens, qui a eu lieu à L’Espace Libre peu de temps avant le décès de Vickie Gendreau:
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