LittératureDans la peau de
Crédit photo : Julien Bois
Yves, on vous souhaite la bienvenue à cette série d’entrevues! Vous avez travaillé durant 34 années comme journaliste à Radio-Canada et, à un moment charnière de votre vie, vous avez décidé d’entreprendre un virage à 180 degrés afin de retourner à vos premiers amours… l’histoire! Est-ce que ç’a été une décision difficile, pour vous, de quitter votre poste en journalisme? Dites-nous aussi ce qui vous a toujours attiré à étudier l’histoire.
«La décision ne fut pas difficile, puisque c’était lors d’un autre cycle de compressions à Radio-Canada: il était temps de laisser la place aux jeunes! (La société d’État a reçu du nouveau financement l’année suivant mon départ, après l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau.) En même temps, je suis conscient que je suis privilégié, puisqu’en tant qu’ancien employé permanent, je bénéficie d’un régime de retraite qui me laisse la liberté de choisir mon chemin. Je sais bien que les générations qui me suivent ont de moins en moins accès à ce type de sécurité financière.»
«Ma passion pour l’histoire remonte à loin: enfant, c’était mes livres préférés! Savoir d’où l’on vient, comprendre comment le monde qui nous entoure a été forgé par ceux et celles qui nous ont précédés, cela constitue une clé essentielle pour saisir le sens du présent. À l’heure où les réseaux sociaux nous imposent un incessant tourbillon événementiel, où la nouvelle qui faisait la manchette hier à peine sombre si vite dans l’oubli, l’histoire constitue plus que jamais un précieux temps d’arrêt.»
Visiblement, vous avez également des affinités avec l’écriture, puisque depuis 2017, vous avez signé, à titre d’essayiste, deux livres, Histoire du Mile-End (Septentrion, 2017) et Le Québec à l’ouvrage: une histoire de la CSN (Cardinal, 2021), et vous avez co-écrit le Dictionnaire histoire du Plateau Mont-Royal (Écosociété, 2017). Ses réalisations vous ont d’ailleurs valu l’obtention du prix Robert-Prévost, décerné par la Société historique de Montréal, qui vise à récompenser l’ouvrage ayant le plus de chances de susciter l’intérêt des Montréalaises et des Montréalais à l’endroit de l’histoire de leur métropole. Justement, d’où vient-il cet intérêt pour Montréal, et qu’est-ce qui vous a motivé à approfondir ces sujets en particulier?
«Mon intérêt pour l’histoire urbaine est lié à une interrogation qui a servi de fil conducteur à mes recherches: comment se forment les identités? Cette question est liée à mon histoire familiale. Mon père – Canadien français de souche – a grandi dans le Mile End à l’époque où c’était le principal quartier juif canadien; Mordecai Richler était son voisin. Il a connu l’antisémitisme, mais en même temps il a joué avec des voisins juifs de son âge, au point où il comprenait le yiddish et le parlait un peu.»
«La question à laquelle je tente de répondre, c’est comment les interactions de la vie quotidienne, les relations de voisinage, peuvent créer un sentiment d’appartenance à l’échelle d’un quartier, d’une rue, distinct des “grandes” identités ethniques, nationales ou religieuses.»
Le 24 octobre, votre plus récent ouvrage, L’avenue du Parc et son histoire: témoin privilégié de la diversité montréalaise (Septentrion), sort en librairie. À travers cet ouvrage, vous abordez l’histoire de l’Avenue du Parc qui, pour celles et ceux qui l’ignorent, célèbre aujourd’hui un siècle et demi d’existence, et qui est non seulement la porte d’entrée du Mont-Royal, mais également «l’avenue résidentielle de prestige réservée aux classes privilégiées, le boulevard des rêves de plusieurs générations d’immigrants, une zone industrielle qui a légué une gare monumentale en héritage», et on en passe. Quelle invitation souhaitez-vous faire passer à nos lecteurs et lectrices avec ce livre? Mettez-leur l’eau à la bouche!
L’avenue du Parc incarne bien le paradoxe montréalais: décriée pour son côté bancal, souvent qualifiée de “toute croche”, elle suscite en même temps attachement et passion. On la déteste et on l’aime.»
«Cette ambivalence résulte justement du fait que l’avenue fut un point de rencontre, une frontière en quelque sorte, où se mélangeaient et se rencontraient des communautés culturelles et des groupes sociaux variés: côté ouest, Outremont, la banlieue de l’élite québécoise francophone, et côté est, le Mile End, longtemps l’un des principaux quartiers multiethniques montréalais.»
«Tout cela donne à l’avenue du Parc son caractère hétéroclite: un espace hybride et un lieu de métissage qui illustre bien la complexité des identités montréalaises.
Il semblerait que plusieurs tentatives de renommer l’Avenue du Parc aient été tentées au cours des dernières années, ce qui aurait provoqué de nombreuses mobilisations de la part des Montréalaises et des Montréalais qui s’y sont bien sûr opposés. Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les raisons profondes à ces tentatives avortées de changer son identité première?
«Ces mobilisations témoignent de la force émotive d’un nom lorsqu’il devient un symbole identitaire. La dernière – lorsque le maire Gérald Tremblay a voulu la renommer avenue Robert-Bourassa – est éloquente à cet égard: les Grecs montréalais en furent le fer de lance. Ils avaient l’impression qu’on voulait les déposséder de ce qui fut pendant plusieurs années la rue principale de leur quartier.»
«Pour les défenseurs du patrimoine, changer le nom aurait oblitéré le lien historique entre l’avenue et le parc du Mont-Royal: tout cela constitue une éloquente démonstration des multiples visages de l’avenue du Parc.»
Et si la mairesse Valérie Plante, à la fin de son mandat, vous léguait à vous, passionné de la métropole, ses fonctions à la Ville de Montréal, et que vous acceptiez cet honneur, quelles seraient les premières actions que vous souhaiteriez mettre en branle pour faire de Montréal une métropole dynamique, fluide, sécuritaire et écoresponsable? Laissez aller votre imagination, on peut bien se permettre de rêver, non?
«Je comprends le rôle de l’historien comme celui d’un observateur: cela lui impose un devoir de réserve. Ce qui fait en sorte que, s’il n’est pas indifférent aux grands enjeux sociaux contemporains, loin de là, il doit se situer à l’écart de l’action.»
«Cette obligation est nécessaire afin d’obtenir un recul suffisant pour mesurer ce qu’il faut retenir du temps qui passe. Je me verrais donc à regret dans l’obligation de décliner cet honneur.»