«Dans la peau de...» Mylène Desautels, historienne et professeure qui aime raconter des histoires – Bible urbaine

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«Dans la peau de…» Mylène Desautels, historienne et professeure qui aime raconter des histoires

«Dans la peau de…» Mylène Desautels, historienne et professeure qui aime raconter des histoires

Revoir l'histoire aide à réfléchir aux sociétés qui nous entourent

Publié le 1 septembre 2023 par Éric Dumais

Crédit photo : Fanny Wong

Chaque semaine, tous les vendredis, Bible urbaine pose 5 questions à un artiste ou à un artisan de la culture afin d’en connaître un peu plus sur la personne interviewée et de permettre au lecteur d’être dans sa peau, l’espace d’un instant. Aujourd'hui, on a jasé avec Mylène Desautels, historienne qui enseigne sa discipline de prédilection depuis 20 ans au Collège Lionel-Groulx. Celle qui aime se faire raconter une bonne histoire s'est spécialisée dans l’histoire américaine et latino-américaine qui comporte, selon elle, son lot de rebondissements, d'événements et de personnages hauts en couleur. Parions que son livre «Le XIXe siècle américain: de la déportation des Autochtones à la guerre civile», paru aux éditions du Septentrion, saura piquer votre curiosité et assouvir votre soif de savoir! Prêt∙e à en savoir plus?

Mylène, on est ravis de faire votre connaissance et d’échanger avec vous! Vous qui êtes diplômée du Département d’histoire de l’Université de Montréal et qui partagez votre savoir à vos étudiants du Collège Lionel-Groulx, où vous enseignez depuis 20 ans, vous rappelez-vous ce moment précis où vous avez réalisé que l’Histoire allait devenir votre sujet de prédilection, votre passion première?

«Ma passion pour l’histoire me vient de deux sources: d’abord familiale, puis scolaire.»

«À un très jeune âge, j’ai été fascinée par le vécu de mon grand-oncle Arthur De-Breyne, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, qui a participé au débarquement de Normandie en tant que pilote des forces aériennes. J’adorais entendre son récit, qu’il soit raconté par lui ou par d’autres membres de ma famille, dont plusieurs sont de grands amateurs d’histoire.»

«Son Avro Lancaster, un bombardier nocturne, a été descendu au-dessus de Cambrai le 13 juin 1944 et Arthur a survécu aidé par des réseaux de résistance. Comme enfant, ce fut la porte d’entrée pour m’intéresser à la Deuxième Guerre mondiale, puis au reste du siècle et à toutes les périodes du passé finalement.»

«J’ai aussi eu la chance d’avoir des profs passionnants qui avant d’enseigner l’histoire, nous la racontaient pour la rendre vivante et tangible. En devenant moi-même enseignante, c’est d’abord cette volonté de raconter des histoires qui m’a animée. Quand j’interroge mes étudiants à propos de l’origine de leur intérêt pour l’histoire, comme moi presque tous nomment soit un excellent prof ou un parent qui a partagé sa passion pour le passé.»

Celles et ceux qui sont familier∙ère∙s avec l’émission Aujourd’hui l’histoire de Maxime Coutié sur les ondes d’ICI Première ont assurément déjà entendu vos chroniques au sein desquelles vous avez été invitée pour raconter des faits, événements et anecdotes sur le XIXe siècle américain et l’histoire de l’Amérique latine, entre autres choses. Parlez-nous de votre enthousiasme à participer à ces balados, et peut-on dire que ces deux sujets sont vos domaines de spécialisation?

«J’étais déjà une fidèle auditrice de l’émission Aujourd’hui l’histoire avant d’en devenir une collaboratrice enthousiaste.»

«Comme public, j’aime d’abord qu’on me raconte une bonne histoire, avec rebondissements, événements ou personnages hauts en couleur et dont on a envie de connaître le parcours. Avec ce critère en tête, plusieurs épisodes de l’histoire américaine et latino-américaine me sont venus à l’idée. Cependant, une bonne anecdote ne suffit pas pour faire un épisode intéressant. Il faut que ce soit une porte qui s’ouvre sur un phénomène important qui souvent raisonne encore de nos jours.»

«Les cas sont nombreux dans le passé de nos voisins du Sud. Harriet Tubman a un parcours de vie tout à fait exceptionnel: elle s’extirpe de l’esclavage pour devenir conductrice du chemin de fer souterrain, puis infirmière, espionne et mène même une opération militaire durant la guerre civile! Sa vie en soi est captivante, mais à travers elle, on voit les enjeux centraux du XIXe siècle américain, comme l’esclavage, l’abolitionnisme ou encore la guerre civile.»

«Et ces questions qui ont préoccupé et divisé la société américaine il y a deux siècles sont parfois encore présentes aujourd’hui. Comment comprendre la polarisation actuelle et la crispation des enjeux raciaux, qui nous laissent parfois perplexes, sans remonter à ce XIXe siècle américain?»

«Les racines y sont et revoir cette histoire aide à réfléchir aux sociétés qui nous entourent.»

Ce mois-ci, les éditions du Septentrion ont fait paraître en librairie votre premier ouvrage, Le XIXe siècle américain: de la déportation des Autochtones à la guerre civile, au sein duquel vous proposez «un voyage à travers des moments et des personnages clés du XIXe siècle américain». Dites-nous ce qui vous a donné l’élan de vous lancer dans l’écriture de ce livre, et peut-être pourriez-vous, en passant, nous parler des thématiques qui y sont abordées?

«Je trouve que le format de cette collection est tout à fait idéal pour explorer un sujet, sans toutefois prétendre en faire une synthèse complète. Et comme j’avais déjà fait plusieurs chroniques sur le XIXe siècle américain, je voyais là une possibilité d’offrir un regard sur cette période à travers huit thèmes qui ont préoccupé ou même bouleversé la vie de nos voisins.»

«La jeune République américaine, forte de son indépendance acquise à la fin du XVIIIe siècle et fière de ses principes de liberté, d’égalité et de démocratie, a rapidement été traversée par des courants antagonistes. Ceux qui ont profité de ces acquis révolutionnaires veulent les protéger et craignent souvent les changements qui pourraient les affecter. Les laissés pour compte – et il y en a beaucoup: femmes, autochtones, noirs, qu’ils soient asservis ou non – souhaitent plutôt pouvoir profiter des grands gains de la République américaine. Et entre ces deux extrémités se retrouve une multitude de postures qui forme cette société complexe.»

«Cette dynamique explique ainsi les actions du président Andrew Jackson, élu de 1828 à 1836 et farouche défenseur des Américains blancs qu’il dit protéger, entre autres des Autochtones et des Noirs. Il est aux racines du suprémacisme blanc, idéologie encore présente aujourd’hui. Cependant, des groupes s’organisent de toutes sortes de manières pour refuser cette exclusion et pour bénéficier du rêve américain. On pense aux Autochtones, qui vont tenter de résister par plusieurs moyens à la déportation, sans succès. Ou encore aux Noirs, asservis ou non, qui luttent avec toutes sortes de moyens pour changer leurs conditions et pour l’abolition de cet abominable système d’exploitation racial. C’est ce que les révoltés de l’Amistad vont faire, ainsi que Frederic Douglass et Harriet Tubman.»

«Ces luttes touchent la vie de tous les Américains de l’époque, peu importe leurs origines et leur statut, puisqu’elles vont mener le pays à la guerre civile. Au premier abord, cette première guerre moderne peut grossièrement se résumer à l’affrontement de deux camps, mais en y regardant de plus près, on y voit toutes les nuances des différents points de vue quant à l’avenir du pays: des sudistes qui se battent pour préserver l’esclavage en affirmant haut et fort la supériorité des Blancs, en passant par les nordistes qui ne veulent que préserver l’Union, jusqu’aux Noirs – et plusieurs blancs nordistes – qui veulent enfin profiter de ce moment pour se débarrasser de l’esclavage et transformer l’ordre social du pays.»

«Abraham Lincoln est l’un des personnages les plus intéressants de cette période polarisée, à la fois pour le rôle qu’il y joue (chef de l’Union, on lui doit l’acte d’émancipation, puis le 13e amendement), mais également pour l’évolution de son point de vue tout au long de sa vie.»

«Enfin, période cruciale, mais moins connue, la Reconstruction nous montre comment des gains importants (14e et 15e amendements par exemple) peuvent être si rapidement érodés par un retour de balancier, comme celui que va imposer la contre-révolution des Blancs du Sud, avec ses lois Jim Crow et la ségrégation.»

En entrevue avec Le Devoir, vous avez confié au journaliste Stéphane Baillargeon que «nos voisins occupent une grande place dans l’actualité et, souvent, c’est difficile de les comprendre […] La société américaine nous laisse souvent perplexes à cause de leurs excès», avez-vous ajouté. On serait curieux d’en savoir plus au sujet de cette polarisation, à savoir de cette division qui semble, selon vous, prendre sa source au XIXe siècle, justement?

«Cette polarisation que l’on peut constater aujourd’hui est déjà bien présente au XIXe siècle. Des années 1820 à la guerre civile, la société américaine va se crisper autour de l’enjeu de l’esclavage et tout dialogue raisonné va devenir de plus en plus difficile entre les différents camps, chacun développant des positions diamétralement opposées: par exemple, le Sud veut étendre l’esclavage, tandis que le Nord veut soit en freiner l’expansion, soit l’abolir.»

«Face aux positions diamétralement opposées, les politiciens ont tenté de garder l’harmonie à coups de compromis, souvent bancals: par exemple, on permet à la Californie d’entrer dans l’Union en tant qu’État libre, mais on adopte le Fugitive Slave Act qui permet aux “maîtres” sudistes de pourchasser les personnes asservies jusque dans les États du Nord. Mais à un certain moment, les compromis ne fonctionnent plus et le fossé est trop grand entre les camps. C’est ce qui mène, en fin de compte, à la guerre.»

«Ces dynamiques font réfléchir à la politique actuelle, où l’atteinte de compromis entre deux camps est parfois impossible.»

En tant qu’historienne, on se doute que vous n’hésiteriez pas une seule seconde à revenir en arrière pour revisiter la période de votre choix! Si une telle machine existait, et que vous aviez le privilège de l’essayer à titre de cobaye, à quelle époque souhaiteriez-vous être téléportée, et dites-nous donc quels personnages historiques vous aimeriez rencontrer… en chair et en os!

«Je pose souvent cette question à mes étudiants: “Avec qui aimeriez-vous souper et quelle question lui poseriez-vous?” C’est un exercice intéressant, parce qu’il nous permet de réfléchir aux questions qui restent sans réponse ou floues, malgré l’étude qu’on en fait!»

«Pour ma part, j’hésite toujours entre deux types de rencontres: soit un personnage qui me paraît aujourd’hui détestable, mais que j’aimerais interroger pour mieux comprendre, ou soit un personnage admirable que je voudrais côtoyer.»

«Alors, je dirais Andrew Jackson, à qui je demanderais comment il peut à la fois se présenter comme le protecteur et le père de ses “enfants rouges” et ordonner des massacres de villages entiers, comme il l’a fait contre les Creeks durant la guerre de 1812.»

«À l’opposé, j’aimerais bien m’asseoir avec Harriet Tubman pour comprendre comment elle a pu garder un tel sang-froid durant ses opérations de sauvetage du chemin de fer souterrain, en plein cœur du territoire esclavagiste. Elle est une femme inspirante, fascinante, et je sens qu’elle le serait encore plus en chair et en os!»

Pour découvrir nos précédentes chroniques «Dans la peau de…», visitez le labibleurbaine.com/nos-series/dans-la-peau-de.

*Cet article a été produit en collaboration avec les éditions du Septentrion.

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