LittératureDans la peau de
Crédit photo : Tous droits réservés @ Les éditions du septentrion
Stéphane, on est très heureux de vous accueillir à cette série d’entrevues! Vous êtes politologue et professeur titulaire à l’École nationale d’Administration publique, où vous enseignez la politique étrangère et la politique de défense. Vos études universitaires en sciences politiques, complétées à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal, vous ont mené tout droit jusqu’au doctorat. À la toute base, qu’est-ce qui vous a attiré dans ce domaine d’étude?
«Comme pour bien des gens, c’est un héritage des parents. Mon père et moi regardions des documentaires sur la Seconde Guerre mondiale et j’étais fasciné par les explications complémentaires que ce dernier apportait. C’est également lui qui m’a acheté mes premiers livres sur le sujet, que j’ai encore aujourd’hui. Pour une raison mystérieuse, j’étais (et je suis encore) fasciné par la guerre des blindés. Le livre reflète d’ailleurs fortement cet intérêt…»
«Lorsque le temps était venu de choisir mon domaine d’étude avant mon entrée au cégep, j’ai choisi l’histoire. Toutefois, au moment d’entrer à l’université, j’ai rapidement compris que l’histoire militaire n’était pas en odeur de sainteté au Québec au milieu des années 1980 (la situation a changé depuis, même si le domaine peine encore à s’affirmer!)»
«J’ai donc bifurqué vers la science politique, qui me semblait plus prometteuse pour étudier la guerre. Bien m’en prit, puisque c’est l’époque où les “études stratégiques” prenaient leur envol. L’histoire est alors devenue, pour moi, un laboratoire où mettre à l’épreuve les théories proposées par la science politique.»
«Par la suite, l’histoire, et plus précisément la “mémoire”, est devenue aussi une source d’interprétation pour mieux comprendre l’attitude d’une société face à la guerre et aux institutions militaires, ce que l’on appelle la “culture stratégique”.»
Aujourd’hui, vous êtes un spécialiste des questions de sécurité militaire, et ce qui vous passionne par-dessus tout, c’est définitivement la culture stratégique, à savoir «les fondements de l’attitude des sociétés face aux forces armées et au recours à la guerre». Alors que, justement, des conflits armés font rage en ce moment, bien sûr entre la Russie et l’Ukraine, sans oublier celui au Proche-Orient, et qu’on est tous désemparés devant cette violence inouïe, et l’arsenal déployé par les pays alliés, on serait curieux d’avoir votre avis éclairé sur ces drames qui se jouent toujours au moment où on se parle.
«Comme chercheur en politique étrangère canadienne, je porte une grande attention à la manière dont la société canadienne (et québécoise) et ses dirigeants perçoivent, à travers leur culture stratégique, les conflits internationaux.»
«D’une part, il y a toujours cette impression que la guerre est lointaine et qu’elle n’affecte que marginalement la vie de la majorité des citoyens. Ceci est sans doute, en partie, un héritage de l’histoire et un effet mémoriel, puisqu’il faut remonter aux XVIIIe et au début du XIXe pour voir des combats de grande ampleur se dérouler au Canada. Il n’y a donc pas de souvenir récent d’invasion, de destruction et d’occupation, d’où une sorte de détachement face aux conflits internationaux. Les mémoires canadienne et québécoise de la Seconde Guerre mondiale reflètent bien cette attitude.»
«Le grand débat qui agite la politique de défense canadienne en 2024 est le niveau d’impréparation des Forces armées canadiennes, et un budget de la Défense jugé beaucoup trop bas par plusieurs alliés de l’OTAN (sans parler du candidat à la présidence Trump). L’invasion russe en Ukraine a certainement engendré un frisson face aux risques d‘élargissement du conflit, de guerre nucléaire et, diront certains, de voir la Russie s’en prendre à l’Arctique canadien, mais le gouvernement hésite toujours à accroitre le budget de la Défense.»
«Difficile de blâmer les dirigeants et les citoyens qui, depuis 200 ans, n’ont jamais eu à assumer les conséquences d’une négligence de leurs forces armées…»
Le 12 mars, les éditions du Septentrion ont publié votre ouvrage La Seconde Guerre mondiale: Allemands et Canadiens face à face, au sein duquel vous proposez «un récit qui se concentre sur les rapprochements et les contacts entre soldats en sol européen, des plages de Normandie jusqu’aux confins des Pays-Bas», dans le but de déboulonner, si on peut dire, les mythes ancrés dans la mémoire collective. Qu’est-ce qui vous a donné l’élan de vous lancer dans un tel travail d’archives et de recherches?
«Précisons d’entrée de jeu qu’il n’y a pas eu de recherche d’archives. Étant politologue et non historien, je ne suis pas rompu à cet exercice. Au contraire, je m’appuie essentiellement sur les travaux de mes collègues historiens. De même, j’ai plus tendance à chercher à interpréter ou à expliquer les événements qu’à les raconter. Le livre reflète cette déformation, car la dimension analytique occupe finalement plus de place que le récit à proprement parler.»
«Ce livre est en fait le mariage de mes deux sujets de prédilections, soit l’histoire militaire (et en particulier celle de la Seconde Guerre mondiale) et la culture stratégique. Les mythes, qui réfèrent à une vision idéalisée, romantisée ou dramatisée du passé, sont une composante importante de toute culture. Le travail de l’historien est bien souvent de chercher à rétablir les faits en faisant la part entre la réalité historique et l’imaginaire. Celui du politologue est plutôt de dégager les conséquences de ces mythes sur l’identité d’une société, sur ses attitudes face aux événements auxquels elle est confrontée, et sur les projets politiques qu’elle porte.»
«Dans ce livre, je suis à la frontière des deux tâches, par exemple, en rappelant que la légende du Maréchal Rommel a bien servi le mythe de “la Wehrmacht aux mains propres”, lequel a été crucial dans la réhabilitation de l’armée allemande et son insertion dans le dispositif militaire occidental.»
«Enfin, je dirai que cet ouvrage est le premier que j’ai écrit qui ne s’adresse pas en premier lieu à un public universitaire et spécialisé, me dégageant des contraintes critères d’une “publication scientifique”. Comme le sujet se situe à l’intersection de mes deux sujets de prédilections, c’est certainement celui pour lequel j’ai eu le plus de plaisir à écrire et qui a donné le moins de ces douleurs liées à l’écriture.»
«Par contre, je dois avouer que cette incursion sur le terrain de mes collègues historiens est une belle source pour nourrir un “syndrome de l’imposteur”…»
Selon vous, et malgré le fait qu’il y a 80 ans, l’Allemagne et le Japon capitulaient, la Seconde Guerre mondiale fascine toujours autant les historiens, mais aussi les mordus d’Histoire. Pourquoi, selon vous?
«La Seconde Guerre mondiale représente la quintessence de la “guerre conventionnelle”, celle menée par des soldats en uniformes, avec des chars, de l’artillerie et des avions, et ce, à l’échelle du globe. Il faut attendre la Guerre du Golfe en 1991 pour voir quelque chose de comparable. C’est aussi la dernière guerre qui a affecté directement les Occidentaux, puisqu’elle s’est en partie déroulée en Europe – quelque chose qui ne réapparaît ici aussi qu’en 1991, en ex-Yougoslavie.»
«Les autres guerres survenues depuis 1945 se déroulent loin de l’Europe et de l’Amérique du Nord (Proche-Orient et Moyen-Orient, Asie). Il s’agit rarement de guerre conventionnelle, mais de guérillas, d’opérations terroristes et de guerres communales ou ethniques, bref de “sales guerres” (comme s’il y en avait des “propres”), où la distinction entre civils et militaires s’estompe. Exit l’Indochine et le Vietnam, l’Algérie et l’Afghanistan… Ainsi, la Seconde Guerre mondiale devient l’étalon de référence, la “bonne guerre”, celle qui représente la manière occidentale de faire la guerre et celle dans laquelle les Occidentaux se reconnaissent.»
«Naturellement, cette attitude nécessite de se concentrer uniquement sur ce qui se passe sur le front et de faire l’impasse sur les atrocités qui se déroulent à l’arrière-plan et que j’effleure à quelques reprises dans le livre. C’est la même opération mentale qui permet d’expliquer l’admiration troublante que de nombreux Occidentaux nourrissent, consciemment ou inconsciemment, pour la Wehrmacht (opération mentale explicite dans la construction du mythe de la “Wehrmacht aux mains propres”).»
Rêvons un peu, vous le voulez bien? Si on vous offrait la chance de rencontrer en chair et en os un personnage historique qui vous a toujours fasciné, que ce soit par sa prestance, ses idées avant-gardistes ou ses actions révolutionnaires, qui serait-il, et qu’aimeriez-vous lui dire, s’il acceptait de participer à un brin de jasette avec vous?
«Mmmm… j’hésite. J’hésite en reprenant les mots de l’auteur et physicien Freeman Dyson, à qui l’on demandait s’il avait un héros et qui répondit: “Oui, et j’ai eu le malheur de le rencontrer”. Bien souvent, le personnage que l’histoire construit est bien éloigné de la personne réelle. L’histoire tend parfois à gommer les travers des personnes à qui elle accorde une bonne réputation.»
«Mais si je devais choisir (et si je devais choisir parmi la galerie de personnages que l’on peut rencontrer dans le livre), ce serait le brigadier général Sidney “Rad” Valpy Radley-Walters, cet officier du Sherbrooke Fusilier qui a combattu de juin 1944 à mai 1945. Ce héros, qui ne sera que rarement reconnu comme tel par le grand public, décédé en 2015, donne l’impression d’un combattant modeste, affable et inspirant. Bien qu’il soit né à Gaspé, le public francophone n’en a à peu près jamais entendu parler.»
«J’aurais aimé mieux connaître le regard qu’il porte sur le conflit, sur son expérience et sa perception de l’évolution de son arme, le char.»