LittératureDans la peau de
Crédit photo : Julie Artacho
Marie, quel a été ton déclic pour l’écriture, et dès lors, comment as-tu nourri et entretenu cette passion?
«Ayayaye, il y a eu tant de déclics. Des petits, des gros, des niaiseux. Commençons par le niaiseux: en secondaire 5, ma prof de français m’a fait venir après la classe pour me dire que j’avais beaucoup de talent et qu’avec suffisamment d’ardeur et de labeur, je pourrais peut-être devenir écrivaine. Elle a ajouté en riant: «j’espère que mon compliment te montera pas à la tête!» Mais évidemment que son compliment m’est monté à la tête! Mon coco a failli exploser d’orgueil. J’avais rien écrit encore à part des poussières poches de phrases syntaxiquement moyennes pis j’étais déjà sûre que je valais autant que Virginie Despentes.»
«Heureusement, la situation s’est rétablie au fil de la vie, notamment quand j’ai pris des grosses débarques à l’université. Eille, babaille, la fierté! Ça m’a fait du bien de déchanter et j’ai mangé pas mal de croûtes. Ensuite, les autres déclics, plus petits, moins niaiseux, sont venus en me pratiquant, en travaillant (i.e. les croûtes à manger). Peu à peu, j’ai vécu des micro-victoires sur la page, avec des mots. Pas grand-chose, mais j’ai senti parfois que j’arrivais quelque part, que je touchais quelque chose.»
«Puis, le GROS déclic, c’est quand j’ai appris, à 21 ans, que mon père était décédé subitement. J’étais toute seule en Asie du Sud-Est, déboussolée, complètement dans les vapes. Hors de moi, littéralement. Durant les jours qui ont suivi, je me suis vue de l’extérieur, comme un narrateur omniscient, démiurge involontaire, témoin d’une histoire dont je ne voulais pas être l’héroïne. Ce vide-là, immense, j’ai su que je devais l’écrire. Ça a donné In between, mon premier roman pour adultes.»
Tu as notamment suivi un doctorat en littérature à l’Université de Montréal, et ton sujet de recherche était «la littérature pour jeunes adultes». Peux-tu nous en dire plus sur tes motivations à explorer ce genre et sur les conclusions que tu as tirées de tes études?
«D’abord, parlons au présent: je suis actuellement un doctorat en littérature à l’Université de Montréal. La madame est encore loin d’avoir terminé. Il lui reste énormément de cheveux à s’arracher avant d’avoir atteint son but. Mais elle vous remercie pour votre surenchère (qui lui permet d’entrevoir un boutte à son histoire sans fin. Enfin, presque.)»
«La littérature jeune adulte, c’est un phénomène nouveau auquel à peu près personne ne s’intéresse dans le champ littéraire. Depuis plus de 50 ans, les sociologues et les psychologues documentent une nouvelle phase existentielle qui passe par un déplacement ou une disparition des marqueurs de l’entrée dans la vie adulte. À partir de leurs thèses et d’un corpus québécois assez large, ce que je postule, c’est qu’il existe en littérature une esthétique (structure, effets de style, narration) et une thématique (enjeux, sujets, préoccupations) proprement jeune adulte. Oh, et coïncidence, ce sont des écrivain.e.s jeunes adultes qui écrivent sur la condition jeune adulte. Leurs romans (ou poèmes ou essais) s’inscrivent dans un nouveau paradigme culturel, reflétant les jeunes générations ainsi que les transformations numériques vécues à l’heure de la postmodernité.»
«Ce phénomène jeune adulte traverse d’ailleurs tous les champs culturels: télévision, cinéma, théâtre, etc. Mais le hic, c’est qu’on confond souvent «littérature jeune adulte» avec young adult literature. Aux États-Unis young adult literature signifie pourtant «littérature pour ados». Cependant, la particularité de leur littérature pour ados, c’est qu’elle englobe aussi les 16-19 ans qui sont, au Québec, les grands oubliés de la littérature jeunesse. Ce que font donc nos voisins américains, c’est qu’ils dévient le terme «jeune adulte» de son sens originel pour l’instrumentaliser à d’autres fins, en l’occurrence littéraires.»
«Et pourquoi pensez-vous? Bom, bom, bom, la réponse à venir dans la thèse de Marie Demers (disponible d’ici 2032).»
Ton troisième roman Leslie & Coco vient tout juste de paraître aux Éditions Hurtubise. On y retrouve principalement les thématiques des relations amicales (et leur complexité), des troubles alimentaires, de l’identité, de l’orientation sexuelle et du consentement. Qu’est-ce qui t’a donné envie d’aborder ces sujets à travers l’histoire de ces deux jeunes femmes?
«Les jeunes de 17-18 ans me semblent sous-représentés dans la littérature actuelle. L’époque s’étendant de la fin du secondaire au parcours collégial est pourtant tellement marquante, formatrice et bouleversante. Pourquoi ces années font-elles si peu l’objet d’histoires? Je sais pas, mais j’avais envie de m’étendre sur cette période-là, cet entre-deux complexe, à cheval sur l’adolescence et l’âge adulte.»
«Rapidement, Leslie et Coco se sont imposées comme des alliées idéales, porte-paroles fantasmées de ces questionnements qui me taraudent toujours. Mais ces thèmes – consentement, identité, orientation sexuelle – ne constituent que la trame de fond de Leslie et Coco. Le cœur du récit, c’est leur amitié, plus forte que tout. Parce que dans ce que j’ai appris et désappris au cours de ma vie, il ne me reste qu’une certitude tenace, et c’est que l’amitié constitue le plus beau et le plus précieux des amours.»
«Rien ne peut remplacer un.e grand.e ami.e. Moi, ce sont mes ami.e.s qui m’ont aidée traverser les pires tempêtes. Et c’est en l’hommage de l’amitié d’amour (l’amouritié? Ouache!), que je voulais parler de ce superpouvoir à l’épreuve des drames.»
Selon toi, du point de vue de tes inspirations et de ton processus d’écriture, comment Leslie & Coco se distingue-t-il de tes deux précédents, In between et Les Désordres amoureux?
«Avec Leslie et Coco, je sors de l’autofiction. J’étais rendue trop confortable à me décortiquer le nombril, je savais que je devais me diriger ailleurs. Trouver de nouveaux bobos à gratter. D’autres nœuds à défaire (ou faire).»
«J’ai pas été déçue avec Leslie et Coco. C’était un beau défi de me lancer dans leurs univers, et j’ai été chanceuse de faire la connaissance de ces femmes fortes, de m’effacer dans elles, de me taire pour les écouter mieux. C’est vraiment puissant, ce moment où on se sent guidée par des voix plus grandes que nous. Comme si on écoutait une histoire du dehors. Et alors, on prend le bord. On disparaît. On n’est plus qu’une courroie de transmission. Ce que ça fait du bien, parfois, de prendre le bord!»
Quel prochain projet artistique, à court ou moyen terme, aimerais-tu réaliser en lien avec l’écriture et pourquoi?
«Là, je travaille sur mes contes culottés. Et, accessoirement, sur ma thèse. Très accessoirement. Après Le petit capuchon bleu (et le loup qui voulait s’appeler Jennifer) et Peau de vache (ou la princesse qui voulait épouser son papa), arrive Trois petits loups (et une belle grosse truie). C’est une adaptation des Trois petits cochons et ça raconte l’histoire d’Isabelle, une superbe grosse truie qui pogne des punaises de lit et doit déménager chez ses amis loups en attendant que les exterminateurs viennent exterminer ses bibittes. Ça a l’air niaiseux vite de même, mais c’est un beau conte sur l’adversité et l’amitié.»
«Récemment, j’ai beaucoup pioché sur le prochain manuscrit, un remodelage de La belle au bois dormant, qui présente une princesse hyperactive, des fées-marraines en état d’ébriété et un roi qui peut enfin enfanter. Je reste toujours dans l’humour, mais c’est un humour grave, qui sert à creuser des sujets névralgiques – dans le cas de La rebelle au bois bruyant, je touche aux épineuses méconceptions à propos des personnes neuro-atypiques.»
«Sinon, je ne sais pas si je suis encore prête à dire adieu à Leslie et Coco. Il me semble que le premier tome finit sec un peu… Peut-être que… ça pourrait… devenir… une… trilo…? Bon, le secret des dieux m’oblige à me taire. Sauf que mon éditrice vous rappelle gentiment que pour que Leslie et Coco reviennent, il va vous falloir acheter pas mal d’exemplaires. Alors, sortez le keching!»