LittératureDans la peau de
Crédit photo : Maxyme G. Delisle
Hélène, quel plaisir de pouvoir échanger avec vous aujourd’hui! Vous qui avez écrit plus de 35 ouvrages publiés dans une trentaine de pays, on est curieux de savoir d’où vous est venue la piqûre pour la littérature?
«À la fin de mes études en philosophie, j’ai découvert que la littérature répondait aussi à ce que je cherchais intérieurement. Sans devoir choisir entre l’une et l’autre, le sensible s’est peu à peu ajouté à l’intelligible, l’intuition et l’imagination à la raison, et l’exploration à l’affirmation.»
«Je me suis sentie en résonance avec la manière dont la littérature approche les tonalités de gris, fait vivre le possible et l’incertain, fouille les interstices de la condition humaine. Elle interpelle directement le monde, alors que la philosophie élabore des concepts qui parfois le contournent.»
«En fait, je suis venue à la littérature sans abandonner pour autant le questionnement philosophique qui donne voix à l’intimité du corps pensant, de telle sorte que le poème, en accueillant sa présence, met aussi en œuvre une réflexion.»
Parmi vos créations littéraires, on compte des recueils de poésie, des romans, des récits, des essais et des albums jeunesse. Qu’est-ce qui explique votre facilité à vous exprimer dans des formes littéraires aussi diversifiées, selon vous?
«J’aime explorer, aller vers ce que j’ignore, et c’est, me semble-t-il, l’essence même de la création. Le risque constitue également une façon d’apprivoiser l’inconfort, d’aller à la rencontre de ce qui me forcera à me déplacer, plutôt que de rester dans ce que je connais de moi-même, de l’écriture et du monde.»
«C’est ainsi qu’après une vingtaine d’années à écrire de la poésie, j’ai publié mon premier roman, Jours de sable. Cela m’a ouvert des possibilités pour amener mon écriture ailleurs, d’une manière formelle bien sûr, mais aussi pour visiter autrement certains thèmes. Je pense que le roman est une forme aussi ouverte que la poésie: elle utilise des procédés qui lui sont propres, mais lui favorise de nombreuses explorations.»
«Quant à l’essai, l’album jeunesse et maintenant le libretto, en plus d’aimer aller à la rencontre de formes nouvelles, je dirais qu’il s’agit toujours pour moi de conjuguer émotion, narration et réflexion, présents différemment selon la forme et ce qu’on qualifie de “genre littéraire”. Car au-delà des étiquettes, mon travail d’écrivaine consiste à créer du sens et à mettre en mouvement la langue pour qu’elle porte plus loin que le texte.»
Le 13 juillet, le livre Yourcenar – Une île de passions: La création d’un opéra, que vous avez écrit avec la regrettée Marie-Claire Blais, a été publié aux Éditions de l’Homme. Au fil des pages, les lecteurs peuvent non seulement découvrir le livret de l’opéra, librement inspiré de la vie et de l’œuvre de l’écrivaine Marguerite Yourcenar, que vous avez créé ensemble, mais aussi un entretien que le musicologue Pierre Vachon a mené avec vous, ainsi que des textes des principaux artistes collaborant à ce projet. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de proposer cette incursion unique au sein de la création d’un spectacle, de l’écriture du texte à la représentation sur scène?
«J’ai l’habitude de voir mon travail s’incarner avant tout dans un livre, même si j’ai aussi conçu et présenté des concerts littéraires et des expositions de photographies qui s’inscrivaient dans l’éphémère.»
«J’ai eu l’idée de ce projet d’opéra en 2016, il y a plus de six ans. Il a fallu plusieurs années à Marie-Claire et à moi pour écrire le livret, puis j’ai vu le travail exigeant de mise en scène, de composition musicale, de scénographie, et je me suis dit qu’il serait bien de garder des traces de ce processus, et aussi de le partager avec celles et ceux qui s’intéressent à la création.»
«De plus, il y assez peu d’ouvrages sur l’opéra, et notamment sur le chemin souvent très long qui mène à la création d’une telle oeuvre. Les concepteurs.trices et interprètes de Yourcenar – Une île de passions ont accepté avec enthousiasme de participer à ce livre, je le souligne, parce que sans eux, ce ne serait pas du tout le même ouvrage.»
En plus des textes, vous avez ajouté «une trentaine d’images de la maquette, de la partition, des costumes [qui] illustrent cette aventure de création, en plus de photographies des concepteurs et conceptrices et de la distribution, prises sur le vif lors des ateliers de répétitions.» En quoi ces documents et illustrations supplémentaires permettent une immersion encore plus complète dans le processus créatif du spectacle et dans l’univers propre à Yourcenar, selon vous?
«Il s’agit encore une fois de partager le processus qui mène à la création de l’opéra. En ouvrant nos carnets, en montrant nos notes de travail et nos croquis, nous témoignons de la fragilité de la démarche, des tâtonnements nécessaires, voire des écueils rencontrés.»
«Nous ouvrons, en même temps que la porte de nos ateliers, celle qui fait de nous des créateurs.trices. Cela est tout à fait en accord avec l’univers de Yourcenar et celui de notre opéra, qui montre une femme artiste au cœur de sa vie totalement engagée dans l’acte de créer.»
«Ainsi, j’ai fait le choix délibéré de présenter l’œuvre en cours, plutôt que le résultat dans sa forme définitive et achevée. Garder trace du mouvement me paraissait une démarche intéressante, alors que l’on voit souvent des photographies de la première où les interprètes portent leur costume, où tout semble avoir émergé plutôt facilement et où on oublie par conséquent tout le travail de création et de préparation qui a précédé.»
L’opéra Yourcenar – Une île de passions sera coproduit par l’Opéra de Montréal, l’Opéra de Québec et Les Violons du Roy. Il sera présenté à l’occasion du Festival d’opéra de Québec en juillet prochain et il sera également présenté à Montréal dès le mois d’août. Quels sentiments pouvez-vous ressentir à l’idée de découvrir la version finale de ce spectacle dédié à une grande autrice francophone?
«J’avoue que je commence déjà à pressentir l’émotion qui sera mienne lors de chacune des quatre représentations. D’abord, je penserai à Marie-Claire, mon amie disparue en cours de route. J’aurais évidemment aimé qu’elle puisse voir notre œuvre dans son accomplissement, qu’elle prenne le livre entre ses mains. Elle en aurait été très heureuse, et elle aurait aussi aimé voir la collaboration nécessaire entre de nombreux artistes pour aboutir à un tel résultat. Elle sera là, dans cette œuvre. Sa présence demeure.»
«Par ailleurs, nous sommes en répétitions tout le mois de juillet, je verrai donc naître peu à peu l’opéra, nous entendrons presque pour la première fois en entier la musique d’Éric Champagne, et nous verrons s’incarner la mise en scène d’Angela Konrad et la magie de chacun.e de ses collaborateur.trices viendra ajouter quelque chose à cette création. Je pense que mon émotion tiendra à la fois de cet accomplissement, et bien sûr de ce qui constituera aussi l’achèvement d’un projet que je porte depuis plusieurs années.»
«J’espère que notre opéra vivra plus longtemps que quatre soirs, qu’il sera repris, au Québec et aussi en Europe et aux États-Unis, peut-être. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage éponyme en poursuivra la vie.»