LittératureDans la peau de
Crédit photo : Chloé Charbonnier
Camille, en plus d’être cofondatrice de la librairie féministe L’Euguélionne, tu collabores à titre d’essayiste, de critique littéraire et de chroniqueuse pour diverses revues. D’où t’est venue la passion pour la littérature?
«Je ne saurais pas cerner le moment exact où s’est développée ma passion pour la littérature; c’en est une que j’entretiens depuis que je suis enfant. Comme pour beaucoup de jeunes timides, les œuvres littéraires ont longtemps représenté pour moi une possibilité inédite d’assouvir à la fois mon besoin d’introspection et ma curiosité. Ça a été un choix naturel pour moi de faire un DEC en Arts et Lettres lorsqu’est venu le temps de m’inscrire au cégep, et un choix tout aussi naturel de poursuivre un parcours universitaire en études littéraires.»
«Au tournant de l’âge adulte, j’ai commencé à m’impliquer dans le mouvement étudiant et dans les luttes anticapitalistes. J’ai côtoyé dans ce contexte-là beaucoup de gens qui étaient dans le domaine des sciences sociales, et j’ai toujours gardé la certitude, au fil des débats et des discussions, que les textes littéraires sont ceux qui permettent le mieux de développer un regard critique sur le monde et de comprendre les inégalités sociales.»
À quel moment as-tu eu le déclic féministe, et qu’est-ce qui t’anime le plus dans ce combat pour l’égalité et les droits des femmes?
«J’en suis venue au féminisme par le militantisme étudiant et anticapitaliste, justement. Au début, je ne m’impliquais pas spécifiquement dans des luttes féministes, mais après le mouvement de grève de 2012, j’ai pris un peu de recul, et réalisé à quel point il y avait des dynamiques sexistes persistantes et toxiques dans les milieux militants où je m’impliquais. J’ai alors décidé de m’impliquer davantage dans des groupes non-mixtes, de concentrer mon implication autour d’enjeux féministes.»
«Il y a beaucoup de choses qui m’animent dans les luttes féministes. Je dirais que la question des rapports de classe en est une qui me préoccupe beaucoup. On parle beaucoup d’intersectionalité, mais quand on essaie de décortiquer les différents types d’oppressions qui informent nos rapports sociaux, on oublie souvent la question de la classe sociale. Je pense qu’il y a un danger, maintenant que le féminisme fait plus que jamais partie des corpus universitaires, à préconiser des discours et des pratiques féministes qui concernent essentiellement les femmes provenant de groupes sociaux aisés ou éduqués.»
Ce 31 août, ton essai Filles corsaires: Écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké sortira aux Éditions du remue-ménage. Où as-tu puisé l’inspiration nécessaire à tes réflexions pour «construi[re] une pensée qui a les deux pieds dans la vie, qui jette son dévolu sur les figures oubliées et les angles morts d’un certain féminisme universitaire»?
«Les différents textes qui constituent le recueil ont été écrits sur une période d’environ cinq ans. J’ai côtoyé des gens de différents milieux, fait une foule de rencontres et de lectures qui m’ont inspirée, et dont il serait difficile de faire une synthèse.»
«Plusieurs textes parlent de cyclisme ou mettent en scène des voyages à vélo. Ma pratique du cyclotourisme est effectivement une part de ma vie qui m’inspire beaucoup de réflexions. J’ai fait de longs voyages, parfois seule à vélo. Cette posture particulière, la vulnérabilité que cela représente de voyager seule, pour une femme, m’offre un point de vue particulier sur le monde. Quand je prends la route à vélo, je finis toujours par m’arrêter dans des petits dinners et des tavernes un peu délabrées à l’écart des circuits touristiques. Je discute avec des gens qui ont peu à voir avec le type de personnes que je fréquente le reste du temps.»
«J’ai l’impression que ces périples-là ont été fondateurs dans ma pratique d’écriture et dans la construction de mes idées, parce qu’ils m’ont permis de prendre momentanément des pas de distance par rapport à mes références et à mon environnement habituels, en plus de décentrer mon point de vue.»
Au fil des pages, tu abordes des sujets tels que le célibat volontaire, l’autonomie sexuelle, la non-maternité ou l’hétéronormativité «à travers une série de portraits où les anecdotes côtoient les réflexions philosophiques». Sur quoi t’es-tu basée pour être à même de décrire ces profils, et comment as-tu bâti ton analyse et ton opinion personnelles quant à ces différents aspects?
«Ma démarche a peu de prétention scientifique, et les idées que je déploie ne sont pas le fruit de recensions documentaires exhaustives ou de recherches de terrain approfondies. Je fais le pari d’inclure les lecteurs et lectrices dans mon propre parcours réflexif. Souvent, ce sont des anecdotes, des confidences d’ami.es, des rencontres informelles qui évoquent en moi des questions, qui me mettent face à des dilemmes éthiques. Ensuite, je poursuis me réflexions en lisant des textes théoriques, des œuvres littéraires, ou même en regardant des films qui abordent les sujets qui me préoccupent.»
«Parfois, j’essaie aussi de récolter d’autres points de vue en faisant des entrevues ou en partageant mes idées et impressions à des ami.es et des collègues qui seraient susceptibles d’avoir une autre vision que moi. Tout ça peut sembler bien impressionniste comme démarche, mais je pense que ma logique est propre à beaucoup d’auteur.ices qui font de l’essai littéraire.»
Si tout était possible et qu’on te donnait la chance de souper avec la personne de ton choix, quelle figure féministe – encore en vie ou décédée – inviterais-tu à ta table et de quoi parleriez-vous ensemble le temps d’un bon repas?
«Il y a beaucoup de théoriciennes féministes que j’admire beaucoup (bell hooks, Rebecca Solnit, Sarah Schulman, pour n’en nommer que quelques-unes) avec qui j’adorerais avoir l’occasion d’échanger de vive voix, mais je pense que je voudrais passer un repas avec Cheryl Strayed l’autrice du récit autobiographique Wild, dans lequel elle relate ses quelques mois de randonnée sur la Pacific Trail.»
«C’est un texte qui m’a beaucoup habitée pendant mes voyages à vélo et qui esquisse en filigrane des réflexions féministes entièrement incarnées dans le corps – lequel est fort de ses exploits et rendu vulnérable par la fatigue et la solitude – et la nature, à la fois magnifique et hostile.»
«Si je rencontrais Cheryl Strayed, j’aurais envie qu’on se raconte des anecdotes de plein air, qu’on rit de nos erreurs de voyageuses (l’autodérision est une force de son écriture et l’une des qualités humaines que j’admire le plus), et qu’on se partage nos moments de grâce.»